Roberto Alagna (Rodrigue) et Sonia Ganassi (Chimène).
Pleurez, mes yeux
Quitte à remonter Le Cid après presque un siècle d’oubli, et l’année même des 130 ans de l’ouvrage créé en 1885 au Palais Garnier, l’Opéra de Paris aurait pu rendre à Massenet et à son héros cornélien un hommage plus châtié.
Comment entrer dans le drame des protagonistes lorsque la soirée est grevée de rideaux intempestifs ? Longs et répétés, ils attisent les murmures de la salle – qui se demande à chaque fois si un problème grave n’est pas survenu en coulisse, d’autant qu’on n’entend pas les changements de décor qui les justifient. Soudain meublé (après un long silence) de pièces orchestrales, comme si le chef s’avisait de faire patienter le public, l’un d’eux défie la logique : non seulement, les changements de décor sont alors très sonores et l’on comprend que l’orchestre n’est là que pour les couvrir (!), mais les extraits ici donnés sont issus du ballet que l’on a… coupé de la représentation – alors que l’Opéra possède en son sein (Garnier même !) les forces vives susceptibles de relever le défi du grand opéra de Massenet.
Quant aux décors (Emmanuelle Favre) et aux costumes (Katia Duflot), ils inscrivent l’action dans une Espagne « années cinquante » qui laisse rêveur : la dictature franquiste, qui mit à bas la monarchie espagnole, est-elle vraiment la période la plus judicieuse pour offrir un pendant contemporain à la Reconquista d’Alphonse VI et à l’héroïsme patriotique de Rodrigue ?! Faire porter sur la Castille et ses siècles d’histoire souveraine l’ombre de la Valle de los Caidos, c’est faire un honneur bien étrange à cette dernière. Dramaturgiquement faible, la mise en scène de Charles Roubaud est également déficiente du côté de la direction d’acteurs : les poses sont convenues, peu sincères, et surtout les personnages mal approfondis. Le court rôle de l’Infante, dont l’intérêt principal est de proposer un second dilemme amoureux, corseté par le rang (car l’Infante aime secrètement Rodrigue), ne peut-il aboutir qu’à une aimable princesse habillée de rose, confessant ses sentiments le sourire aux lèvres et semblant aussi affectée par les amours de Rodrigue et Chimène que par le glissement récurrent de son étole ? Hélas Annick Massis – même si elle assume brillamment sa partie trop peu développée et pourtant exigeante – ne va pas plus loin dans son jeu, au point que son chant en paraît parfois privé de galbe ; de même que le Rodrigue de Roberto Alagna, personnage peu convaincant que ce soit dans les moments de sentiment, d’héroïsme ou de mysticisme – à l’image du fourreau vide levé comme une épée : brandi, mais inhabité. Bref, cette production venue de l’Opéra de Marseille ne fait pas honneur à ce que le « mythe » du Cid pourrait mériter en termes de réflexion et de théâtre. Sans compter les touches de comique involontaire, comme les « envoyés de Boabdil », qui semblent surgir d’une faille spatio-temporelle, ou la sonorisation réverbérée de Saint Jacques, qui appuie là où la partition fait mal en y faisant du sulpicien-et-demi.
A sa décharge, Roberto Alagna semble se battre avant tout contre une rhinite visible et audible, et concentrer ses efforts sur sa tenue vocale. De fait, il passe les écueils, alternant économie et vaillance, s’appuyant plus que de coutume encore sur des sons pris par en-dessous – et au prix d’une intonation parfois basse. La mise en place est souvent erratique (pas aidée, il faut le souligner, par la direction de Michel Plasson, sa gestuelle peu expansive et moins encore explicative) et en roue libre, avec des décalages gênants car fréquents et heurtant le sens musical. Même déception du côté du reste du plateau masculin, pourtant prometteur sur le papier : le beau timbre de Paul Gay (Don Diègue), aux profondeurs ici joliment maîtrisées, s’égare en trop de décalages aussi, et en une zone aiguë constamment poussée – du coup, l’intonation est fréquemment trop haute ; Laurent Alvaro charbonne son Comte de Gormas, dont le vibrato mange l’élocution ; et Nicolas Cavallier – élocution parfaite, lui – semble un peu étroit de moyens pour la stature du Roi. Tous sont d’ailleurs entraînés à l’effort par un orchestre que Michel Plasson porte souvent à l’éclat pompeux, comme pour compenser le côté décousu et sans âme de la soirée. Mais l’orchestre de l’Opéra fait justement sonner Massenet, ses moires et voluptés, en de très belles interventions solistes à la noblesse chaleureuse.
On a gardé pour la fin celle qui, justement, y a mis une âme, et « du cœur » pas seulement vocal mais aussi théâtral : la Chimène de Sonia Ganassi. Peut-être son mezzo est-il la cause d’aigus parfois tendus et d’un medium qui se dérobe un peu tôt avant que le registre de poitrine – savamment maîtrisé – ne prenne la relève, il n’empêche : pas une note qui ne soit en place et la preuve d’une partie musicale totalement possédée – cela paraît basique, mais ça ne l’est clairement pas pour tout le plateau –, qui ne soit intimement calculée dans son émission pour servir les qualités de sa voix ou en contourner les défauts – à commencer par un timbre qui n’est pas, en soi, le plus séduisant –, qui ne soit totalement habitée d’une intention – et d’une intention intérieure avant que d’être ensuite extériorisée. Cette Chimène-là ne recule pas de stupéfaction avant d’avoir appris qui a tué son père – au contraire de son Rodrigue au moment de découvrir le nom de l’offenseur du sien... Au moment des saluts, Sonia Ganassi n’a pas élevé l’applaudimètre et s’est même attiré quelques huées ; on a envie de lui dire ici que si cette soirée ne fut pas un naufrage, c’est grâce à elle, qui seule a fourni les quelques moments où la gorge se noue, où l’esprit se tend, où l’art lyrique captive.
C.C.
Lire notre édition du Cid : L’Avant-Scène Opéra n° 161 (+ Panurge)
Sonia Ganassi (Chimène), Laurent Alvaro (le Comte de Gormas), Luca Lombardo (Don Arias), Ugo Rabec (Don Alonzo), Roberto Alagna (Rodrigue), Annick Massis (l'Infante), Nicolas Cavallier (le Roi) et Paul Gay (Don Diègue).
Roberto Alagna (Rodrigue). Photos : Agathe Poupeney / OnP.