Melanie Diener (Isolde), Michelle Breedt (Brangäne), Raimund Nolte (Kurwenal) et Ian Storey (Tristan).
En 1864, l’orchestre de l’Opéra de Vienne avait, après de longues séances de répétitions, jugé Tristan parfaitement injouable. Cent-cinquante ans après la création munichoise en 1865 (en fait, ce sera en juin), il faut reconnaître qu’on joue l’œuvre partout dans le monde.
À Strasbourg où, anniversaire oblige, on reprend l’œuvre ce mois de mars juste après Toulouse et juste avant Bordeaux (mais point à Paris), l’Orchestre Philharmonique vient à bout de la partition sans vraie difficulté, mais ne s’y montre pas à son avantage en matière de couleurs, d’élégance du son, de cohésion, de qualités expressives. Axel Kober – qui dirige désormais à Bayreuth, ce qui n’est plus forcément référence absolue – a certes des qualités de vrai Kapellmeister : il tient son orchestre fermement, architecturant bien un prélude assez tendu pour intéresser. Mais avec le lever du rideau, on attendra en vain une grande leçon ; car le problème ici n’est pas technique, mais interprétatif. Tant qu’il s’agit des grands spasmes du premier acte (la montée de la colère d’Isolde, son récit, la confrontation virulente avec Tristan), le discours orchestral tient. Mais pour l’expression de cet amour insensé, aussi philosophique que coïtal – qui fait le jeu d’une dialectique qui construit le grand duo de l’acte II –, ou de cette détresse absolue qui sous-tend la plainte de Marke ou les délires de Tristan à l’acte III, on cherchera en vain un contenu, une volonté affirmée – un propos, même. Alors tout tombe à plat, comme si le chef ignorait qu’il s‘agit là d’une des partitions les plus denses qui soit, qui appelle, qui exige même qu’on prenne ces partis qui font les grands Tristan et non une lecture trop appliquée. Certes, Wagner écrivait à Mathilde Wesendonck craindre ces représentations parfaites qui rendraient fous les spectateurs. Mais un siècle et demi de pratique aura permis que face à son poison on se mithridatise, pour en demander toujours plus. Ce soir nous aura laissé sur notre faim.
Sur scène, est-ce mieux ? Là encore, le professionnalisme règne, et l’on saluera une distribution de fort bon niveau qui rend bien mieux justice à Wagner que ce qu’on pouvait entendre généralement voici 20 ans. Ian Storey est un Tristan sobre, sur la réserve à l’acte I, qui ira au bout du duo et de son terrifiant acte III d’un timbre sombre et puissant, même s’il finit par écourter un peu les sons. Il a l’ampleur, sinon le vertige. Melanie Diener fait, elle, une fort belle impression à l’acte I : un timbre prenant, évocateur, rappelant un rien les ombres sonores d’une Mödl martelant les mots au plus profond de leur sens, une féminité réelle, une présence enfin, et une prestance aussi. Mais la voix finit par se tendre, perdant bientôt à l’acte II de son aura première et ne rendant pas à la Mort son immatérialité requise. Une fort belle Brangäne de Michelle Breedt, un bon Marke – sans grande émotion – d’Attila Jun, sont très au-dessus de l’ensemble, et en particulier du Kurwenal trop pâle de Raimund Nolte.
Reste le côté visuel. Antony McDonald en signe tout l’appareil, entre décors, costumes et mise en scène. Loin du mythe et de l’abstraction, son Tristan est de ce naturalisme déjà trop vu depuis vingt ans, qui fait des héros du mythe M. et Mme Tout-le-monde, côté Iles Britanniques, années cinquante. Vieux ferry de métal un peu rouillé, chambre de villa moderniste avec vue sur mer et asile de planches grises – pour Peter Grimes –, l’hétéroclisme des choix passe plus que la cohérence du propos. On l’accepterait volontiers s’il y insérait face au chef la force de propos requise – celle qui transfigure l’irritante vision tout aussi prosaïque de Konwitschny à Munich, finalement inspirée. Ici, et à l’aune de la direction d’orchestre, cela achoppe sur tout ce qui n’est pas action : l’acte I fonctionne parfaitement, même si l’on finit par rire d’une Brangäne métamorphosée en Angela Lansbury façon Arabesque et sortant précipitamment le vison de sa maîtresse d’une housse blanche. Mais l’acte II montre un vide sidérant quant au propos et à l’animation du duo, pauvre déambulation autour d’un lit qui ne servira guère : poésie nocturne, métaphysique du texte resteront totalement absentes. L’acte III se finira, lui, sur la sortie d’Isolde prenant soin de bien fermer la porte… Wagner voulait-il ce prosaïsme, même au temps du réalisme triomphant de la scène illustrative du XIXe siècle ? On peut croire qu’il attendait autre chose. Restera donc un Tristan certes fort professionnel, mais pas vraiment convainquant.
P.F.
Lire notre édition de Tristan et Isolde : L’avant-Scène Opéra n° 34-35
Melanie Diener (Isolde), Ian Storey (Tristan, au sol) et Attila Jun (Marke). Photos : Alain Kaiser.