Quel bizarre titre pour un concert, avec cette inversion du premier adjectif et du substantif évoquant quelque livre de contes ! Et c’est bien à un conte éveillé que nous convie le programme formidable (à tous les sens du terme) conçu par Les Musiciens du Louvre Grenoble. Formidable par la durée (près de trois heures), l’ampleur chronologique de la période abordée (de 1779, année d’Iphigénie en Tauride, à 1884, date de création de la Manon de Massenet – voire 1930, si l’on inclut Les Aventures du Roi Pausole donné en second bis !), la versatilité stylistique (le sucré y est toujours relevé par le salé, le romantisme par le néo-classicisme, le mignard par le gothique, le voluptueux par le mâle, le frémissant par le tonique), la difficulté des pièces choisies, la richesse de l’orchestration et la générosité des interprètes. En premier lieu celle de Marc Minkowski qui, tout en libérant un maelstrom de capiteuses sonorités, s’est mis au service d’une brochette de chanteurs jeunes mais déjà reconnus et bardés de prix, auxquels il offre un fastueux écrin. Soprano, mezzo, ténor, baryton, basse, tous les registres sont couverts et c’est peu de dire que les cinq interprètes (qui ont droit chacun à deux ou trois solos, auxquels s’ajoutent trois duos) se donnent à fond – non pas tant pour tirer la couverture à eux que pour « faire le show ».

C’est au baryton Florian Sempey qu’échoient les pages les plus rares : la très romantique romance de Troïl, héros de ce Vaisseau fantôme de Pierre-Louis Dietsch (1842) déjà intégralement enregistré par Minkowski et, surtout, l’invraisemblable scène extraite du Pierre de Médicis de Joseph Poniatowski (1860) – mêlant prélude au grand orgue, cavatine avec trompette solo, cabalette alla pollaca et appel aux armes relevé de force cuivres, tambours et cloches ! Très investi, le baryton fait un tabac dans cette seconde page, laquelle flatte son endurance, sa vaillance et sa projection, qualités qui compensent un timbre assez banal. Le Pylade de Gluck et le puissant Joseph de Méhul reviennent au ténor Stanislas de Barbeyrac : diction, ligne, tenue admirables, aigus en demi-teinte (particulièrement séduisants dans l’ineffable duo des Pêcheurs de perles qui l’unit à son prédécesseur) mais spectre encore étroit et expression légèrement contrainte. La basse Nicolas Courjal manifeste plus d’abattage dans le Méphistophélès de Berlioz (« Devant la maison »), au swing irrésistible, le sinistre Bertram de Meyerbeer (« Nonnes qui reposez ») et, surtout, dans un bouleversant Philippe II (« Elle ne m’aime pas » du Don Carlos de Verdi – en français bien sûr), qui fait oublier un léger défaut de langue et des graves parfois écrasés. La contralto Marianne Crebassa cueille d’abord la salle à froid avec l’étourdissante cavatine d’Urbain (Les Huguenots), où se déploie la fascinante étendue de sa voix au beau métal (mais dont l’élocution manque de précision), persiste dans le brillant avec l’air de Niklausse (« Vois sous l’archet frémissant » des Contes d’Hoffmann) avant de quitter le travesti pour la plus féminine des élégies (« Nuit resplendissante » venue du Cinq-Mars de Gounod), laissant le public sans voix. Mais c’est peut-être la soprano Julie Fuchs qui, en dépit d’une couleur toujours un peu verte, affirme la plus grande maîtrise – technique, expressive voire « scénique » –, aussi bien dans le registre pathétique (fiévreux « Robert, toi que j’aime » de Robert le diable) que dans la veine bouffe (Duo de la Mouche d’Orphée aux enfers) ou caracolante (Air du Cours-la-Reine de Manon, chic et mutin à la fois). Notons chez chacun de ces cinq interprètes la remarquable gestion du legato et du soutien, aptitude pas toujours affichée par l’école de chant française…

Si les Musiciens du Louvre et leur directeur s’accordent deux trépidants intermèdes orchestraux (le Ballet des flocons de neige d’Offenbach et la pétillante Ouverture de Raymond d’Ambroise Thomas), propres à faire valoir chacun des chefs de pupitre aussi bien que le sens dynamique de l’ensemble, c’est dans l’accompagnement des airs que leur travail apparaît le plus admirable : qu’il s’agisse de sublimer l’instrumentation délicieusement sinistre de Meyerbeer (ah, ces quatre bassons mimant les entrechats des nonnes !), de libérer l’agogique naturelle de Bizet (on a rarement entendu duo Nadir/Zurga moins scolaire, moins corseté), de flatter le cantabile verdien (superbe violoncelle solo de Don Carlos, dont le chant se communique à toutes les cordes), ou d’accuser la sensualité obsédante de Delibes et de Massenet (liquide Duo des fleurs de Lakmé, pris largement), ils débordent de couleurs, de verve, d’intensité, d’imagination, laissant l’auditoire en transe.

Ce dernier réclamera trois bis, dont le premier (l’air de Madame de la Haltière, extrait de la Cendrillon de Massenet) fera surgir, tel un diable de sa boîte, la truculente alto Ewa Podles en guest star – « ma compatriote », comme l’appelle Minkowski. Que non ! Ce programme le prouve, monsieur, vous êtes français jusqu’au bout de la baguette – quelle qu’ait été à votre égard l’ingratitude d’une certaine cité d’Isère… Un dernier mot, au sujet de l’acoustique de la Philharmonie de Paris, bâtiment labyrinthique que nous découvrions à cette occasion : claire, éblouissante, spectaculaire, certes – mais pourquoi les sons semblent-ils tomber des cintres plutôt que venir de la scène ?...

O.R.