Alcina, vue d'ensemble.
A l’envers et au-delà du décor
Malgré leurs différences musicales, les opéras Alcina et Tamerlano ont en commun d’être construits autour d’une figure puissamment tragique, ce qui leur confère un fort potentiel dramatique. Toute l’intelligence de Pierre Audi est d’avoir su concilier une esthétique baroque et cette puissance expressive.
Conçues à l’origine pour le Slottsteater de Drottningholm en Suède (le plus ancien théâtre baroque entièrement préservé), les productions reviennent sous la forme de diptyque une première fois à Amsterdam en 2005, puis à nouveau cette saison à Bruxelles et à Amsterdam. Leur présentation conjointe permet, grâce à leur origine commune, de dresser un parallèle entre les deux opéras de Haendel – tout en apportant un éclairage bienvenu sur Tamerlano, plus rarement représenté. Si la recréation de l’espace intimiste du théâtre baroque au moyen de panneaux et toiles peintes en perspective, les costumes évoquant un élégant XVIIIe siècle ainsi que la gestuelle stylisée des personnages participent d’une esthétique « historiquement informée », le travail de Pierre Audi dépasse la simple construction visuelle pour transmettre directement au spectateur la modernité du message sous-jacent aux deux œuvres. Ainsi, le dépouillement de la scène et une direction d’acteur tirée au cordeau permettent de préserver – voire d’intensifier – l’émotion du moment musical avec une cohérence qui dépasse la simple illustration d’une série d’états affectifs.
Pourtant dans Alcina ces qualités peinent tout d’abord à ressortir en raison du jeu trop effervescent des personnages, en contraste avec le dénuement bienvenu du plateau. Même s’il se prête au badinage galant, l’acte I donne ainsi l’impression d’une série de saynètes, de jolis instantanés à la Boucher – sans que transparaissent les enjeux plus profonds des actes à venir. Ces quelques réserves s’évanouissent par la suite, l’action se resserrant intelligemment sur le couple d’Alcina et Ruggiero avec pour point d’orgue dramatique le « Verdi prati » de celui-ci : sans surcharge d’intentions allégoriques ni d’effets scéniques, l’air est vécu comme un adieu nécessaire mais plein de douce nostalgie entre les deux anciens amants.
Dans Tamerlano, en revanche, la réussite théâtrale est complète. Plus économe de gestes, plus pertinente dans ses interactions, la mise en scène impressionne par ces tableaux où chaque placement de personnage, chaque nuance d’éclairage participe d’une vision d’ensemble savamment pensée. Au fil des airs da capo se distille une tension qui explose lors de la mort de Bajazete, tyran hirsute et victime coupable, cadavre disloqué sur la scène d’un monde sans faste ou ornement baroques – le nôtre.
Sur le plan vocal, la distribution d’Alcina est dominée par les débuts de Sandrine Piau dans le rôle-titre, qui confirme l’excellence de moyens musicaux et théâtraux fort appréciés dans ce répertoire. La délicatesse des vocalises, l’utilisation colorée et variée de la forme da capo, le naturel d’une expression vibrante et engagée rendent parfaitement justice aux grandes pages du rôle – même si son timbre clair et sa voix légère semblent mieux mis en valeur dans les airs les plus virtuoses (accents terribles de « Ma quando tornerai » ; exaltation glaçante d’« Ombre pallide »). Malgré quelques imprécisions dans les mélismes des airs de l’acte I, Maité Beaumont campe un Ruggiero d’une mâle arrogance, souvent antipathique mais non sans profondeur (la reprise sur le fil de « Mi lusinga », d’une stupéfiante acuité). Plus décevantes, la Bradamante d’Angélique Noldus qui manque d’intensité malgré un timbre caressant (« Vorrei vendicarmi » apathique) ; la Morgana de Sabina Puértolas, dont la technique et la présence vocale solides ne compensent pas toujours l’absence de sensualité et de naturel. Sans réserve en revanche pour l’Oronte de Daniel Behle, dont les trop rares airs mettent en valeur le timbre radieux et les subtiles nuances – une raison de plus d’attendre avec impatience son Belmonte au prochain Festival d’Aix-en-Provence… Enfin, le soprano un peu blanc mais expressif de Chloé Briot (Oberto) et la basse chaleureuse de Giovanni Furlanetto (Melisso) complètent dignement ce plateau vocal.
La distribution de Tamerlano atteint un niveau supérieur d’homogénéité en alignant une belle série de chanteurs (et acteurs !) baroques qui, pour la plupart, font depuis longtemps les plus belles soirées du Festival de Beaune. Ainsi Christophe Dumaux – auquel décidément les rôles de méchant vont à merveille – est aussi convaincant aujourd’hui en Tamerlano qu’hier en Tolemeo : l’expression est vive, le timbre rayonnant et la virtuosité crânement assumée (flamboyant « A dispetto ») – non sans humour, d’ailleurs !, mais en ne basculant jamais dans la caricature. Autre tyran et ennemi mortel du précédent, le Bajazete de Jeremy Ovenden allie au charisme scénique une émission énergique et précise, même si les moyens vocaux semblent parfois en deçà de l’intention (vibrato souvent excessif et scène de la mort davantage parlée que chantée). Héroïne aussi séduisante que déterminée, l’Asteria de Sophie Karthäuser est un modèle de légèreté, de naturel et de précision (les aigus étincelants de « Deh lasciatemi » !) – sans surprise pour une chanteuse toujours aussi convaincante dans ce répertoire. Le contralto de velours de Delphine Galou forme un beau pendant à cette voix aérienne (merveilleuse alchimie pendant le duo « Vivo in te ») ; certes, l’émission pourrait gagner en puissance, mais quelle musicalité derrière ce petit défaut de projection ! Plutôt qu’une mégère acariâtre ou une princesse de tragédie, Ann Hallenberg campe en Irène une matrone énergique, à la fois drôle et sensible, servie par un timbre à la chaleur enveloppante. Autant homme de théâtre que confident, Nathan Berg incarne enfin un Leone vocalement solide, quoiqu’assez linéaire.
Malgré une sonorité un peu sèche dans les ouvertures et les passages purement instrumentaux, Les Talens Lyriques de Christophe Rousset gagnent progressivement en suavité et en rondeur orchestrale, notamment grâce à un continuo scintillant et discret. Mais l’ensemble prend toute son ampleur au plus près des chanteurs, dans des ritournelles ou des accompagnements aux savoureux alanguissements, aux vigoureux rebonds, où se distinguent de très beaux pupitres de vents (hautbois et cors dans Alcina ; flûtes et clarinettes dans Tamerlano).
Les deux productions se rejoignent encore dans leur refus d’un happy end – du fait de l’originalité intrinsèque de l’œuvre (accents religieux du chœur final de Tamerlano) ou d’une coupe délibérée (omissions des dernières entrées de ballet et du chœur joyeux d’Alcina) : dans l’arrière-scène reconstituée du théâtre baroque, l’image conclusive du couple Bradamante / Ruggiero, assis dans une pose solennelle et taciturne, se lit en miroir de celle de Bajazete, martyre échevelé écroulé sur sa chaise. De l’autre côté de l’illusion, la puissance expressive de la musique de Haendel laisse finalement au cœur une vérité, à la fois douce et amère : le drame humain est universel.
T.C. (30-31 janvier 2015)
Tamerlano. Sophie Karthäuser (Asteria) et Delphine Galou (Andronico). Photos : Bernd Ulhig.