François Lis (Rodolphe) lors de l'Epilogue.
Triomphal ouvrage en son temps, Les Fêtes vénitiennes de Campra (1710) est un opéra-ballet composite, où de multiples entrées (actes à l’intrigue indépendante) se sont succédé au fur et à mesure des reprises jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Pour remonter l’œuvre aujourd’hui, il s’agit donc de choisir entre plusieurs versions du Prologue, pas moins de 18 livrets, des danses substitutives… William Christie et Robert Carsen ont fait un choix ciblé, originel (toutes les entrées proviennent de l’année de la création), et qui détoure Venise en ses traits les plus vivaces : ville du Carnaval (le Prologue), du sexe (première entrée, Le Bal, et première partie de la deuxième, Les Sérénades), du jeu (suite de la deuxième entrée : Les Joueurs) et de l’opéra (troisième entrée… L’Opéra !). Quatre points cardinaux d’ailleurs intimement liés : on se déguise pour séduire, on joue ses amours comme son argent, on enlève sa proie en pleine représentation – et ce chassé-croisé des pulsions vaut au livret d’Antoine Danchet sa meilleur part de dialogues enlevés et de situations croquignolettes. Seule la troisième entrée affiche quelques longueurs : dans ce moment pourtant si « carsénien » de théâtre dans le théâtre, les pastoures à houlette et moutons bondissants ont bien du mal à quitter le plateau, alors même que nous attendons goulûment le rapt de Léontine, interprète de Flore, par Damire, son partenaire en Borée. Mais cela pèse peu face à d’autres moments particulièrement réussis où la direction d’acteurs de Robert Carsen règle un comique millimétré : notamment lors de la joute opposant un Maître de musique et un Maître de danse en plein délire, ou de la prise sur le fait, par deux maîtresses éconduites, d’un Léandre-Don Giovanni au petit pied.
Si William Christie impose dès l’Ouverture une direction plus mate que respirante, la musique de Campra séduit néanmoins – et ô combien – par sa grâce aisée, son sens du récitatif vivant et spontané, son art de la citation en forme de clin d’œil. Les Arts Florissants s’en donnent à cœur-joie dans les coloris instrumentaux (percussions et musette, bois suprêmes…) et les ambiances de continuo. Le Chœur est impeccable – son entrée en scène, sous forme d’une meute de touristes contemporains envahissant Venise, n’est pas sans rappeler l’Armide de Lully montée par Carsen au TCE en 2008 et où le Château de Versailles faisait les frais d’un traitement semblable. Pour la partie dansée, le Scapino Ballet Rotterdam fait preuve d’une fantaisie joueuse ; en outre, les chorégraphies d’Ed Wubbe, mutines et ludiques, émergent avec naturel des figurants et choristes, aidées par les costumes à la fois inventifs et décalés de Petra Reinhardt (Miruna Boruzescu avait travaillé à ce projet, avant son décès en avril 2014). Dans un tel ouvrage qui mêle musique, chant et danse, une conception d’équipe se doit de porter la production – et c’est ce qui ressort ici. Plus encore dans cette succession d’entrées à personnages multiples où le plateau vocal doit faire preuve d’homogénéité. On n’est pas déçu – sauf par la prestation d’un François Lis, habituellement châtié mais qui grossit ici son timbre profond en des voyelles souvent bâillées ou des coloris instables. Onze solistes pour vingt-trois personnages : il faudrait les citer tous… On soulignera le double-jeu, solide autant que roué, d’une Emmanuelle de Negri ; les ressources de virtuosité burlesque (y compris vocalement) d’un Marcel Beekman (récemment Platée sur la scène de l’Opéra-Comique) ; l’équilibre parfait, alliant style et expression, d’un Reinoud van Mechelen ; l’esprit vif-argent d’un Cyril Auvity pétillant. Peut-être au sommet, Marc Mauillon semble chanter plus naturellement encore qu’il ne parlerait, et rend justice à la technique d’un art vocal qui masque le travail sous les apparences de la fluidité – le tout, en semblant s’amuser, et en nous amusant.
Mais attention, ces Fêtes vénitiennes recèlent un parfum languide. Que ceux qui attendent un Carnaval kaléidoscopique, des masques aux dorures ensoleillées, des cris et des cotillons, passent leur chemin. La Venise de Robert Carsen est plus celle de Paul Morand que celle des touropérateurs. Une bichromie noire et rouge domine la scénographie, où la claustrophobie prend le pas sur l’horizon. Les décors de Radu Boruzescu figent photographiquement les colonnades de la Place Saint-Marc en un noir et blanc refroidi. Les intérieurs sont étouffants, tendus de pourpre sanglant, utérins. Si les superbes lumières de Robert Carsen et Peter van Praet jouent parfois la carte de l’humour (notamment pendant Les Joueurs), elles restent la plupart du temps parcimonieuses : le regard s’habitue à un éclairage faible et poudré, la bougie apparaît en fantôme, et la nuit engloutit le tout à la faveur d’un canal aux fumeroles délétères… Les Fêtes vénitiennes semblent alors un spectre égaré du passé, et tout Campra ne saurait ranimer ce sentiment morbide. La dernière image nous saisit. Venise, qu’avons-nous fait de tes fêtes ?
C.C.
La production présentée à l’Opéra-Comique jusqu’au 1er février tournera ensuite au Théâtre de Caen (1er et 2 avril 2015), au Théâtre du Capitole de Toulouse (23, 25, 26, 28 février 2016) et à la Brooklyn Academy of Music de New York (13, 14, 16, 17 avril 2016).
Le Bal. De dos : Marc Mauillon (Alamir). A sa droite : Marcel Beekman (le Maître de musique) et Cyril Auvity (le Maître de danse). Photos : Vincent Pontet.