De gauche à droite : Chiara Skerath (Rosalinde), Stéphane Degout (Gabriel von Eisenstein) et Sabine Devieilhe (Adele, remplacée le 28/12 par Jodie Devos).
A tous ceux pour qui les deux mots « opérette viennoise » sont promesse de festivités du Nouvel An, associant bulles légères, dessert fantaisie et paillettes, La Chauve-Souris de l’Opéra-Comique offrira un étonnant désenchantement. Une déception ? En partie – mais pas tant pour ce refus d’un chic frivole, qui laisse la place à quelques saveurs astringentes, que pour un dosage parfois hasardeux des ingrédients musicaux.
Marc Minkowski déploie dès l’Ouverture son savant alliage de tonicité et de souplesse. Et si les timbres des Musiciens du Louvre Grenoble n’ont pas la transparence ou le fondu d’un Strauss suprême – malgré la présence à la tête du pupitre de premiers violons de Peter Wächter, vétéran des Wiener Philharmoniker –, l’esprit est bien là, échappant à la mièvrerie et préférant une vitalité généreuse. Mais tout au long de la soirée, une sensation dominera ensuite : de la part de tous, protagonistes et Chœurs compris, un chant trop fort, trop poussé, qui semble destiné à remplir un vaisseau bastillien et, dans le volume et l’acoustique de l’Opéra-Comique, s’écrase, parfois tonitrue, assomme ou désole. Comment les équilibres n’ont-ils pas été plus soigneusement vérifiés, et améliorés au fur et à mesure des représentations – la série ayant commencé le 21 décembre ? Alors que la production met les sucreries à la porte, c’est la crème au beurre et son effet de trop-plein qui rentrent par la fenêtre…
On s’interroge aussi sur le traitement réservé à Kangmin Justin Kim : connu sur YouTube grâce à sa réjouissante caricature de Cecilia Bartoli, le contre-ténor se voit offrir ici le rôle d’Orlovsky. D’une pierre deux coups, voici le Prince et sa traditionnelle guest star fusionnés en un même interprète. Oui, mais voilà : si, au moment du « numéro surprise », la vocalité sommaire affichée dans l’« Agitata da due venti » de Vivaldi semble volontaire à fins de comédie (timbre aigre, vocalises savonnées, faille – gouffre, abîme ! – entre les deux registres, dont Kangmin Justin Kim use et abuse à foison pour nous faire rire), elle défigure complètement le chant d’Orlovsky. Insuffisance technique réelle ou simple faute de goût et de bon sens straussien, on ne se prononcera pas. Mais c’est pourtant bien lui qu’on érige en star de la soirée, au point de lui décerner, lors du tableau final, la place de la « Chauve-Souris ». Là encore, alors que la production bannit les paillettes, la voilà… vampirisée par le buzz.
Heureusement, le reste du plateau vocal affiche la fleur du chant francophone pour cette Fledermaus en français – la nouvelle traduction de Pascal Paul-Harang est riche de bons mots et joue, parfois à rebrousse-poil, avec les codes de la prosodie. Stéphane Degout offre à Eisenstein le chaud-froid d’un sérieux vocal magistral et d’un tempérament comique réel. Parfois tendue dans les aigus de Rosalinde le soir du 28 décembre, Chiara Skerath déploie néanmoins un timbre fruité, sensuel et mutin. Florian Sempey impose un Falke menaçant, aux éclats impérieux. Philippe Talbot, remplaçant Frédéric Antoun initialement programmé, est délicieusement drôle et d’un beau chant stylé dans le running gag d’Alfred, le ténor-joli-cœur-qui-ne-sait-que-chanter. C’est à ses moulinets de bras, collant parfaitement à son personnage, qu’on savoure mieux encore la direction d’acteurs bien tenue avec laquelle Ivan Alexandre conduit tous les protagonistes de son théâtre – parmi lesquels le plus acteur des chanteurs s’avère peut-être Franck Leguérinel, tout simplement jubilatoire. A propos d’acteurs, la soirée est aussi l’occasion d’entendre le Frosch d’Atmen Kelif, parenthèse « actuelle » et souriante, et les irrésistibles accents gaulliens de Jérôme Deschamps, dans une intervention surréaliste et cocasse. Le soir du 28, une émotion particulière entourait l’interprète d’Adele : Sabine Devieilhe, souffrante, avait dû laisser la place à sa doublure Jodie Devos, initialement programmée en Ida. La jeune soprano, membre de la troisième Académie de l’Opéra-Comique, n’a fait qu’une bouchée du défi soudain proposé : timbre corsé, chant solide et brillant… « vouloir priver le public d’un tel talent, ça ne serait pas très chic », comme dit (d’)elle-même Adele !
Quant à la production d’Ivan Alexandre, elle retourne donc comme un gant les clichés de l’opérette viennoise comme ceux du Réveillon. Foin de sucre ou de paillette, on l’a dit : place au quotidien terne, si ce n’est malsain. Le domicile des Eisenstein est aussi chaleureux qu’une chambre d’hôtel de chaîne ; le Prince Orlovsky est un nouveau riche qui carbure à la vodka et consomme les filles (Kangmin Justin Kim y assume une troublante métamorphose en dictateur nord-coréen) ; la prison de Frank a l’inhumanité des architectures carcérales ultra-sécurisées. Le jeu des trois décors, judicieusement aménagés par Antoine Fontaine, crée une soirée fluide où l’entracte arrive là ou on ne l’attend pas, mais impose un univers sans charme ni joliesse, où la vie conjugale est triste et la fête, morne. Ce sont les parenthèses irrationnelles, ici où là surgies, qui raniment la flamme et la magie, mais l’ensemble est bien à la désillusion. Vérités certes contenues dans un livret où, somme toute, l’amour se trompe et l’amitié se venge. Mais il est des fois où l’on préfère les mirages du champagne aux réalités du lendemain…
C.C.
Voir aussi notre édition de La Chauve-Souris : L’Avant-Scène Opéra n° 49
De gauche à droite : Kangmin Justin Kim (Prince Orlofsky), Jodie Devos (Ida), Franck Leguérinel (Frank), Stéphane Degout (Gabriel von Eisenstein) et Sabine Devieilhe (Adele).