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Alexander Tsymbalyuk (Fiesco), Ramón Vargas (Gabriele Adorno), Leo Nucci (Simon) et Carmen Giannattasio (Amelia). Photo : Brescia/Amisano © Teatro alla Scala.

Mélomanes de tous les pays, y étiez-vous ? Car il était question de se précipiter à La Scala, où la saison lyrique s’est clôturée – en attendant le Fidelio du 7 décembre – avec un pari verdien qui a chauffé le public des loggionisti autant que les aficionados des protagonistes, accourus du monde entier. Simon Boccanegra figure à l’affiche et deux distributions alternent avec un succès dont on avait oublié les traces depuis longtemps.

Le rideau se lève sur une production, assez raffinée quoique glaciale, signée par Federico Tiezzi en 2010 et destinée à remplacer celle, historique, conçue par Giorgio Strehler en 1971. Treize pages du programme sont occupées par une explication très minutieuse des renvois iconographiques savamment valorisés au cours du spectacle. Des fresques d’Ambrogio Lorenzetti pour la Salle du Conseil du Palais Public de Sienne aux postures et coiffures préraphaélites inspirées par Rossetti et Burne-Jones, de l’Orient rêvé par Puvis de Chavannes à l’immense toile du Naufrage de l’Espoir (1820) de Caspar David Friedrich – qui campe dans le finale du premier acte –, une atmosphère sobrement esthétisante règne dans les décors en bleu et or de Pier Paolo Bisleri, dans les somptueux costumes de Giovanna Buzzi tout comme dans les éclairages wilsoniens de Marco Filibeck. Mais derrière cette recherche – propre à l’histoire de l’art plus qu’à la mise en scène – se cache une absence de direction d’acteurs, rachetée uniquement par leur l’esprit d’initiative. C’est pourquoi on trouve quelque peu forcé un finale qui n’est pas sans rappeler le Frères d’Italie de Mario Martone, avec la mort du doge encadrée à l’intérieur d’un grand miroir, reflet d’une Italie qui n’a (toujours) pas résolu les conflits du Risorgimento, évoqué par un chœur en redingote et haut-de-forme.

Mais justement cette scène finale met en valeur deux interprétations de référence. Car Simone Boccanegra est incarné, en alternance, par Leo Nucci, monument du chant verdien, et par Plácido Domingo, qui après dix-sept rôles de ténor dans les opéras de Verdi (y compris les deux versions de Simon Boccanegra, de 1857 et de 1881) aborde maintenant le répertoire pour baryton, dont il a déjà interprété pas moins de six personnages. Et l’on a presque l’impression d’assister à deux opéras différents, si impressionnante est la distance qui sépare ces deux conceptions du doge génois. Au cours de sa carrière Nucci a longuement mûri une vision très épurée, presque onirique de l’œuvre : il est déjà très âgé dès le Prologue et son pas chancelant, ses hésitations et ses tourments contribuent à inscrire le personnage dans une dimension purement mémorielle, dans le souvenir du temps perdu, d’un passé dont il ne saura, ne pourra pas jouir. Sa connaissance de la parola scenica verdienne est, d’autre part, absolument époustouflante : et si l’aigu est parfois terni, si la mezza voce a du mal à être ferme, pas un seul mot n’échappe à son intelligence de l’homme politique et du père, du pirate révolutionnaire puis du souverain éclairé. Domingo, en forme surprenante, est en revanche la quintessence de la vaillance juvénile, animé par l’esprit du bon père de famille dans la vie privée comme dans ses apparitions publiques : la grande scène du Conseil est tout simplement éblouissante et subjugue par son énergie, sa maîtrise d’un phrasé, d’une palette expressive hors du commun. La question réside probablement ailleurs et concerne la couleur de la voix, qui n’est certes pas barytonale : raison de plus pour apprécier une interprétation qui souligne l’incandescence vocale du personnage, la bravoure, la grandeur et la générosité du doge. Et qu’il domine la scène jusqu’aux derniers accents, lorsqu’il assure son héritage au seuil de la mort, est la preuve d’une vision toujours parfaitement lisible, clairvoyante, passionnante.

La réussite du spectacle réside toutefois dans la composition de deux compagnies assorties de façon idéale pour mettre en valeur les protagonistes. Avec Nucci on retrouve Carmen Giannattasio, ici dans une de ses meilleures interprétations : l’aigu n’est jamais mis à rude épreuve et la sensualité du timbre fait émerger l’intimité féminine d’Amelia. Gabriele Adorno trouve en Ramón Vargas une incarnation finement châtiée, très musicale et élégante. En revanche, Alexander Tsymbalyuk est un Fiesco inconsistant et rugueux et Vitaliy Bilyy un Paolo Albiani imposant mais à l’italien franchement impossible. Avec les chœurs, toujours admirables pour la mobilité et la variété des accents assurés sous la direction de Bruno Casoni, Ernesto Panariello, excellent dans le court rôle de Pietro, est le trait d’union entre les deux distributions. A côté de Domingo figure une rayonnante Tatiana Serjan, qui confère à son Amelia une maturité de timbre et de ligne, reflet miroitant et nuancé d’émois et de blessures sublimés dès son grand air du premier acte. L’autre Adorno est un Fabio Sartori lumineux, solaire, dans la droite lignée d’un Pavarotti (y compris sur la scène) : la morbidezza de la mezza voce, le jeu de nuances font de son « Cielo, pietoso rendila » un des moments mémorables de la soirée. Implication, ampleur de timbre et autorité caractérisent le noble Fiesco d’Orlin Anastassov, tandis que le Paolo ténorisant d’Artur Rucinski, digne pendant d’un Doge peu abyssal, est toujours insinuant, subtil, véritable moteur de l’action, jusqu’à la scène – saisissante – de sa condamnation à mort.

Ainsi enrichi de notations significatives, Simon Boccanegra a assumé deux visages, un pour chaque soirée : conformément aux indications provenant du pupitre. La houlette de Stefano Ranzani, chargée d’accompagner Nucci et son entourage, opte pour une vision qui exalte la tradition, le sens du théâtre, une homogénéité de traits qui assure une respiration toujours contrôlée, un souffle capable de rendre justice à la fresque historique, aux grandes scènes d’ensemble, à une caractérisation efficace, quoique finalement peu fouillée, de la psychologie des personnages. Les duos de Simone avec ses interlocuteurs, au cours des trois actes, contribuent à dessiner l’humanité du Doge, sa nostalgie, sa douleur. Probablement moins équilibré, Daniel Baremboim est au pupitre de la deuxième distribution et, dès le Prologue, annonce un jeu de dynamiques plus intriguant, varié, très contrasté. Avec la transparence des cordes, les sombres ponctuations des vents, l’orchestre bouillonne et suit des tempi tantôt serrés tantôt plus paisibles, inonde la scène de lumière ou bien la plonge dans le noir, redécouvrant toute la noirceur, l’audace et la vitalité du dernier romantisme verdien. Œuvrant en sculpteur, et pas seulement en musicien, Baremboim est le démiurge qui aide Domingo à façonner son Simon Boccanegra, à donner sens et cohérence à une incarnation qui n’est probablement pas celle souhaitée par son auteur – mais qui en est une. Ne serait-ce que pour cette émotion, on en redemande.

G.M.

Voir notre édition de Simon Boccanegra : L’Avant-Scène Opéra n° 19 (mise à jour : 2012)


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Plácido Domingo (Simon). Photo : Marco Brescia / Teatro alla Scala.