Photo : Christian Dresse.
Cette « création » marseillaise en version de concert était d'autant plus attendue que, depuis la mémorable production de l'Opéra de Paris en 1983, il n y avait pas eu en France d'occasion d'entendre ce Moïse et Pharaon, second opéra parisien de Rossini et ultime étape du compositeur vers le grand opéra. En outre, la totalité du plateau étant résolument francophone à l'exception d'Ildar Abdrazakov et de Sonia Ganassi, venue à la rescousse de Mariella Devia ayant déclaré forfait, la curiosité était grande de savoir s'il existait dans l'Hexagone des chanteurs capables de rendre justice à l'exigeante écriture du Rossini « français », subtil mélange de déclamation lyrique et de bel canto adapté à notre langue.
A l'arrivée, si la distribution ne déçoit pas complètement, elle laisse souvent à désirer en termes de style ou de moyens – selon les individus – et la soirée reste surtout dominée par les performances des deux « étrangers », seuls véritables spécialistes de ce répertoire. S'il n'a pas le charisme et la subtilité de ses illustres prédécesseurs, Samuel Ramey ou Michele Pertusi, le Moïse d'Ildar Abdrazakov, à la voix typiquement slave, est d'une étoffe somptueuse. Le style est parfaitement maîtrisé et, n'étaient une tendance à forcer sur l'autorité du personnage et quelques approximations dans la prononciation du français, regrettables à ce niveau d'excellence, le chanteur s'affirme comme un authentique titulaire d'un rôle qu'il incarne depuis plus de dix ans. On doit à Sonia Ganassi, dans le rôle de Sinaïde, un des grands moments de la soirée. La mezzo italienne, qui s'est frottée par ailleurs aux rôles écrits pour la Colbran – notamment celui d'Elcia dans Mosè auquel est emprunté son grand air avec chœurs qui conclut le deuxième acte –, s'y révèle d'une virtuosité et d'une bravoure électrisantes, malgré les difficultés d'une prosodie pour le moins compliquée, et chacune de ses interventions dans les ensembles est une leçon de projection.
Du côté « français », en revanche, les résultats sont plus mitigés. Dans le premier rôle féminin, Annick Massis paraît d'emblée mal assurée. Un certain vibrato s'est nettement installé et, si sa technique hors pair lui permet d'assurer avec brio la grande scène d'Anai au quatrième acte, elle ne peut masquer les ravages du temps sur une voix légère qui a perdu de sa rondeur et de sa fraîcheur et semble souvent mise à rude épreuve. L'impression générale laisse craindre pour Mathilde (Guillaume Tell) que la soprano doit chanter en janvier prochain à Monte Carlo et dont la vocalité est à peu de choses identique, ayant été conçue de même pour Laure Cinti-Damoreau. Léger, Philippe Talbot l'est également bien trop pour un rôle comme celui d'Aménophis qui fut, ne l'oublions pas, écrit pour Adolphe Nourrit, créateur d'Arnold deux ans plus tard. Certes le timbre est agréable, le style, adéquat, et la clarté de l'articulation constitue un grand atout, mais le chanteur est dépassé par les aspects héroïques du rôle. Le duo du deuxième acte avec Pharaon, qui semble jusque dans le texte la préfiguration de celui d'Arnold et de Guillaume Tell et dont les aigus paraissent hors de portée du chanteur, illustre particulièrement bien cette limite. Chez Jean-François Lapointe le médium est un peu faible et le chanteur ne maîtrise pas la vocalise, ce qui est absolument rédhibitoire ici. Malgré une voix facile à l'extension respectable, son style de chant nous renvoie plus à Gounod qu'à Rossini. Du côté des petits rôles, on apprécie pour sa remarquable présence l'Eliezer de belle tenue de Julien Dran qui, dans la confrontation avec Pharaon, se hisse au niveau des protagonistes. La Marie de Lucie Roche possède toute l'étoffe voulue mais une diction légèrement ampoulée. Nicolas Courjal fait preuve de beaucoup d'autorité dans le double rôle de la Voix mystérieuse et d'Osiride où il s'oppose avec finesse à la première basse. L'Aufide de Rémy Mathieu, enfin, laisse entendre une agréable voix de ténor en formation.
Si le plateau reste assez inégal, il convainc pleinement dans les grands ensembles comme le quintette avec chœurs qui conclut le premier acte, la fin du troisième acte ou la fameuse Prière, grâce à la remarquable direction de Paolo Arrivabeni qui parvient à le souder et le porter tout au long de la soirée. Le chef a su trouver le juste équilibre entre les aspects grandioses, dominés par les excellents chœurs de l'Opéra de Marseille, et les moments plus dramatiques dont l'intensité repose sur les qualités des solistes. Les 2 h 45 de l'œuvre, donnée intégralement à l'exception du ballet du IIIe acte et du cantique d'action de grâces final – coupé par Rossini dès les premières représentations au profit du magnifique postlude orchestral –, passent comme par enchantement grâce au pouvoir d'évocation d'une direction intelligente et raffinée qui supplée largement à l'absence de mise en scène dans une œuvre aux résonances souvent oratoriennes.
A.C.