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Dies iræ, dies illa…

« Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ? »

Évangile selon Matthieu, V, 13.

Un poing serré sur un fond rouge. Gigantesque et on ne peut plus explicite, cette image, qui campe sur le rideau de scène, accueille le public du Teatro Comunale de Bologne lors de la reprise automnale de la saison lyrique, et se charge de donner un sens nouveau à Guillaume Tell, le monumental testament spirituel de Gioachino Rossini. Les spectateurs ne cesseront d’être surpris, frappés, secoués, bousculés même par une production – créée au Rossini Opera Festival en 2013 puis déjà reprise au Regio de Turin – qui a le mérite de réinterpréter l’œuvre, lui insufflant une nouvelle vie, une énergie, une vitalité, une densité dramaturgique certes associées au chef-d’œuvre rossinien, mais dont on avait depuis longtemps perdu les traces.

Œuvre de la révolte, Guillaume Tell brille dans la conception de Michele Mariotti, houlette parmi les plus qualifiées et innovantes dans le répertoire italien du primo Ottocento. Rossini lui sied à merveille et, dès la célèbre Ouverture, il fouille la dimension intime – le solo de violoncelle et son reflet méditatif dans les autres cordes graves – autant que le souffle panique qui anime l’orage, écho d’un malaise aux dimensions épiques, annonciateur d’un soulèvement dévastateur, d’un séisme destructeur sans pareil. Et alors ce n’est plus simplement le souvenir de la libération suisse qui se lève depuis la fosse orchestrale : dans les pages de la partition rossinienne on trouve l’anticipation des « Trois Glorieuses » et de toutes les insurrections des siècles à venir, mais surtout un implacable jugement dernier de la tyrannie et de la violence, un portrait acéré et virulent d’une société dominée par les injustices et le mensonge, un cri de colère et de rage impérieux et irrésistible. Si la psychologie des personnages est analysée et sculptée avec une attention aux moindres détails ; si les chœurs, dirigés avec une force de pénétration rare par Andrea Faidutti, participent de façon admirable à la composition de cette vaste, immense fresque ; si l’ensemble – presque cinq heures de spectacle – coule avec fluidité, dans un envol fulgurant et passionné, on soulignera néanmoins la réussite mémorable du spectacle : les danses du troisième acte, (re)découvertes en version intégrale. Au cœur même d’une architecture minutieusement bâtie, ces pages ont été souvent coupées ou écourtées, considérées comme un excellent exemple d’orchestration raffinée et élégante mais, en même temps, véritable point d’orgue – sinon obstacle – au développement de l’action. Or Mariotti, tout au contraire, y condense la dramaturgie de l’œuvre et les considère, à juste titre, comme une mise en abyme de son sujet : de la grâce nostalgique et quelque peu décorative du chœur tyrolien, on aboutit à la rudesse du pas de soldats, plongé dans une atmosphère d’une brutalité, d’une dureté presque insupportables. Le grand tableau qui suit – le quatuor au cours duquel Gessler oblige Tell à tirer sur la pomme placée sur la tête de son fils – en devient la conséquence immédiate et grandiose, sommet de perversion sadique et issue ultime d’une fracture irrémédiable.

Œuvre de la résistance individuelle et collective, Guillaume Tell présente une stratification vocale difficile à pourvoir, à commencer par les cinq voix du pouvoir au registre grave. Le héros éponyme est interprété – on dirait plutôt habité – par Carlos Álvarez : dans sa pleine maturité vocale, le baryton andalou affiche une résistance granitique, une ténacité inébranlable, incarne presque l’idéal d’un patriarche vétérotestamentaire auquel se réfère toute la communauté suisse. Austère et noble, le phrasé de son arioso « Sois immobile » est le point culminant d’une interprétation émanant toute la solidité et la franchise du personnage. Son ennemi, le gouverneur Gessler, est le flamboyant Luca Tittoto, auquel s’opposent l’autorité du Melchtal hiératique de Simone Alberghini puis le Walter Furst généreux et engagé de Simón Orfila, avec le digne Leuthold de Marco Filippo Romano. Très intéressante est aussi la distribution féminine, dominée par le charme de Yolanda Auyanet, qui n’est probablement pas une Mathilde de référence – la colorature n’est jamais cristalline ni enivrante – mais séduit grâce à un timbre pulpeux et épicé, princesse altière et fière finement maîtrisée. Enkelejda Shkoza est, en revanche, la meilleure Hedwige possible, racée, stylistiquement irréprochable, grande protagoniste de la prière finale à côté du Jemmy à l’éclat adamantin et solaire de Mariangela Sicilia. Et les belles surprises concernent aussi les deux ténors de la soirée : Giorgio Misseri, en pêcheur Roudi à l’émission lumineuse, mais surtout Michael Spyres, Arnold à la musicalité exquise. Ne serait-ce  un timbre nasal – dans la meilleure tradition nord-américaine, d’ailleurs –, il incarne à merveille l’esthétique vocale du ténor romantique, avec une facilité époustouflante dans le registre aigu, une ligne de chant tendrement virile, toujours surveillée : son attaque en pianissimo de l’andantino du Trio du deuxième acte, « Ses jours qu’ils ont osé proscrire », sur le fond haletant des pulsations orchestrales, est une grande leçon de classe.

Œuvre de l’utopie, Guillaume Tell renaît dans la conception visionnaire de Graham Vick, qui signe un spectacle parmi les plus complexes – et réussis – de toute sa carrière, à partir de deux idées majeures. La première, illustrée par le rideau de scène, fait allusion au constructivisme des avant-gardes qui précèdent et suivent la révolution d’Octobre. L’abstraction domine le décor de Paul Brown, une chambre blanche et aseptique, un studio de cinéma où l’on tourne un film : avec les Autrichiens pour protagonistes et les Suisses comme main d’œuvre subalterne, obligée de subir toute sorte d’abus et d’outrages. Apparemment forcé, ce cadre d’ensemble permet de récupérer et comprendre l’aspect choral de l’œuvre, la présence de scènes de masse où les civils sont cruellement massacrés : la bénédiction des mariages au premier acte, tout comme les danses du troisième, troublées par la présence des ennemis, ne font que rappeler les chefs-d’œuvre du cinéma soviétique de Sergueï Eisenstein ou de Grigori Kozintsev. Ron Howell, qui signe les chorégraphies, fait un excellent travail pour montrer la transition insensible du dessin géométrique à la rupture des codes, de la danse classique à une orgie pasolinienne. Et la liste des citations continue jusqu’au dernier acte, où Arnold se rappelle son père assassiné regardant un film tourné pendant son enfance, et où la tempête sur le lac est doublée par des images droit issues de La Terre tremble de Visconti. Ici Vick greffe sa deuxième piste de lecture : car l’évocation de ce prolétariat démuni lui suggère d’imaginer qu’il soit dépourvu surtout du contact avec la nature, mise en scène de façon artificielle pendant le tournage, toujours fictive, peinte, lointaine. Peuplée de faux chevaux, la « sombre forêt » où frémit la princesse Mathilde ressemble à un musée aux installations contemporaines – on songe aux taxidermies iconoclastes et subversives de Damien Hirst ou Maurizio Cattelan : lors de la scène du serment, elles seront renversées et amoncelées, surmontées par trois drapeaux rouges.

Ce rêve de nature, ce désir d’authenticité, prôné par Tell et ses fidèles, s’affirme comme une exigence vitale : comme l’indique une inscription brechtienne au sommet du studio, « Ex terra omnia », tout vient de la terre. Source d’identité et de vie, la patrie, la terre des pères est celle que Melchtal défend, avant d’être pendu par les occupants autrichiens, et que Guillaume Tell libère, grâce à sa ténacité. Lorsque la liberté descend « des cieux », un imposant escalier triangulaire rouge brise la cage inaccessible où l’action avait été enfermée : et quand Jemmy gravit les premières marches on a vraiment l’impression qu’un « air pur », un « jour radieux », un « horizon immense » s’ouvrent devant nos yeux. Après la révolte et la colère, la beauté est enfin dévoilée, bravement conquise, dévotement savourée.

G.M.

Voir aussi notre édition de Guillaume Tell : L’Avant-Scène Opéra n° 118


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Photos : Rocco Casaluci.