Kerstin Avemo.
Le théâtre, lieu de la douleur
Est-ce à un Liederabend que nous sommes conviés ? Le piano n’est pas sur la scène mais dans la fosse d’orchestre, le plateau est plongé dans le noir mais, au début, Schwanengesang D744, mis en scène par Romeo Castellucci, a bien des traits en commun avec le raffinement exclusif d’un récital de chant. Sous la lumière d’un réflecteur, Kerstin Avemo accède au milieu de la scène, un sobre tailleur gris ministériel lui conférant une attitude très digne, presque détachée. On l’avait connue en Despina triste lors du Così fan tutte de Haneke, ici même à la Monnaie de Bruxelles, où maintenant elle présente une anthologie entièrement schubertienne, avec des pages connues – Ständchen D. 957/4, Nacht und Träume D. 827, Wiegenlied D. 498, Abschied D. 475 – et d’autres moins fréquentées mais non moins saisissantes. Souvent confiés à des voix masculines, ces Lieder s’illuminent, à travers le cristal de sa voix, d’un miroitement secret et sensible, superbement porté par un souffle et un sens du legato époustouflants. Qu’elle décrive des paysages d’automne, les vagues brillantes et douces où un bateau se balance, une nuit de mai où résonne le chant du rossignol, la voix se reflète dans les nuances moirées du piano d’Alain Franco : qui n’est pas seulement un contrechant, un écho lointain, mais un véritable soutien, presque un réconfort, le meilleur auditeur possible d’une confession à haute voix.
Mais justement Schwanengesang D. 744 trouble cet équilibre précaire, cette dimension – à la fois respectable mais peu sincère – de récital. Car si les vers de Johann Chrysostomos Senn interrogent le sentiment de la mort, la dissolution, l’annihilation de l’être humain, ce chant du cygne perçu au bord du gouffre – peut-on rester impassibles, indifférents, détachés ? Paroles et musiques dévoilent un sens autre, parfois inexpérimenté, capital pour comprendre que Wiegenlied est certes une berceuse, mais chantée auprès du cercueil où gît un enfant, une petite créature accompagnée d’un lys, d’une rose. Et alors Avemo trébuche, bafouille, arrête le pianiste ; puis recommence, dominant les sanglots mais tournant le dos au public, s’éloignant progressivement de la salle vers ce fond noir qui l’accueille, la réclame, l’engloutit. Le temps d’un dernier adieu, Abschied, elle traverse l’Achéron de l’absolu, disparaît.
Fondu enchaîné. Une autre femme la remplace, au centre de la scène. Habillée en écru, elle se penche vers la ligne de l’horizon, vers ce chant lointain – les dernières notes du dernier Lied – égrené à l’infini, au ralenti, comme joué par un orgue de Barbarie. A la chanteuse elle redonne un corps, à l’interprète ses gestes – parfois manifestement rhétoriques : Valérie Dréville théâtralise non pas les Lieder, mais la douleur elle-même, celle qui venait de frapper sur la scène. La démarche de Castellucci ne ressemble en rien aux tentatives maintes fois essayées avec la Winterreise – hier par Bob Wilson pour le talent monolithique mais impressionnant de Jessye Norman, plus récemment par William Kentridge avec Matthias Goerne : ici on ne cherche pas la dimension théâtrale des textes, la visualisation de la musique et de ses propos, mais on explore le statut de l’artiste, sa relation avec le personnage et son public. Car dans ce spectacle – à (re)voir à Paris le dernier week-end de novembre aux Bouffes du Nord, dans le cadre du Festival d’Automne – l’actrice n’est pas un simple double du chanteur. Lorsqu’elle se retourne enfin vers le public, elle l’interroge, l’outrage, l’insulte. « Qui êtes-vous ? Que regardez-vous ? », demande-t-elle dans un cri de rage, de fureur révoltée. Ne sommes-nous pas spectateurs d’une douleur trop intime pour être dévoilée, des observateurs indiscrets, peut-être même des intrus, des voyeurs indésirables ? Une pluie d’insultes nous recouvre, les mélodies de Schubert sont interrompues par les interférences électroniques de Scott Gibbons, le chant du cygne s’estompe sur l’excitation d’un taureau, dont l’actrice brandit un masque affreux.
Et pourtant elle aussi fait du théâtre. Il peut être subversif et choquant ; la scène peut devenir ob-scène, le tapis noir qui la recouvre peut être morcelé, disséqué, explosé – une fois les codes remis en question on reviendra toujours au théâtre, sous le regard avide de la salle, abusif, indiscret, violent même, mais finalement partagé. De nouveau elle sera au centre de la scène, ses bras s’élevant vers le parterre, puis vers le paradis pour raconter la douleur la plus poignante, la solitude et la mort. Dans le noir, seules les dorures de l’avant-scène resteront illuminées, cadre de l’ineffable à la lisière du silence.
G.M.
Valérie Dréville. Photos : Bernard Coutant.