Attila Jun (Hagen) et le Chœur d'hommes du Festival de Bayreuth.
A-t-on assez dit que Le Crépusucule des dieux revenait au grand opéra, à ses pompes, à ses situations ? L’aurions-nous oublié que Frank Castorf nous le rappellerait, non sans une ironie féroce. Siegfried, décidément petit sauteur tête-à-claques, prêt à culbuter aussitôt une Gutrune à la fois nunuche et chaudasse, partouzant avec les ondines et invitant Gunther à se joindre à eux… voilà qui tiendrait presque du vaudeville, où la femme et la maîtresse sont près de se crêper le chignon. Le Wälsung s’était pourtant, devant la roulotte conjugale, lové comme un enfant contre une Brünnhilde très maternelle, avant de s’endormir dans une position fœtale… Toujours aussi voyou, au demeurant, il tombe vite dans les griffes des deux demi-frères chefs de bande, et mourra bastonné par Hagen.
Bande sans envergure : ils vendent fruits, légumes et kebabs, et d’autres choses sans doute, dans une galerie miteuse à côté d’une usine de produits dérivés du pétrole – le combinat chimique Buna, à Schopkau, fierté de l’ex-RDA. Tout près de Wall Street aussi : la façade emballée façon Christo se révélera être le temple du capitalisme boursier. On est entre Harlem et Berlin-Est, entre Mahagonny et West Side Story. Ce monde a ses idoles, ses superstitions : il vénère l’argent mais pratique encore, à commencer par les Nornes, des rituels primitifs dans une espèce de chapelle. Autant d’opiums du peuple… C’est l’univers mêlé de notre société d’aujourd’hui, son cocktail de violence, de fric et de sexe.
Ce Crépuscule, s’il ne fascine pas moins que les autres volets par sa direction d’acteurs, sa capacité à créer des personnages très forts, même veules et médiocres, semble pourtant inégal, moins réussi que Siegfried. Il faut attendre le troisième acte pour que la vidéo se justifie. On se lasse aussi de cette complaisance dans le trash, de cette obsession de la poubelle et du déchet. La vision politique, pas nouvelle au fond, s’épuise et s’éparpille – le chœur, au deuxième acte, brandit les drapeaux des quatre puissances occupant Berlin… Et la fin reste ambiguë : un personnage ressemblant à Hagen se promène à travers une forêt inviolée, lui-même apparaît dans une barque au moment des dernières mesures, dérivant avec douceur vers l’autre rive. Les fils conducteurs de la saga de l’or noir, malgré les barils et l’essence que répand Brünnhilde au moment de son immolation, semblent s’embrouiller un peu. La dernière journée du Ring résume finalement les qualités et les défauts du travail de Castorf.
Kirill Petrenko, de son côté, éblouit moins que dans Siegfried, surtout au premier acte – si difficile il est vrai à tenir d’un bout à l’autre – où l’on sent quelques baisses de tension, comme s’il voulait peut-être ménager des chanteurs qu’attendent des épreuves redoutables... On retrouve ensuite le sens de l’urgence, parfois concentré sur chaque épisode au détriment de la continuité du flux dramatique. Mais la pâte reste toujours aussi fluide, le geste aussi souple, avec de superbes moments, comme une scène des ondines toute en légèreté sensuelle, une Marche funèbre qui rend Siegfried à sa grandeur. Le Ring de Castorf ? Celui de Petrenko aussi, à l’inspiration plus égale, salué de nouveau par une très longue ovation.
Les chanteurs assument plus ou moins. D’ordinaire, les Siegfried se refont une santé dans le Crépuscule, à condition d’avoir de la technique et du style. Lance Ryan, dépourvu des deux, reste littéralement impossible. On avait tort et raison de craindre pour Catherine Foster. Elle assure assez bien dans les deux premiers actes, même si le passage reste très instable, attachante par la force de son incarnation, par la solidité du médium. Le troisième trahit en revanche une grande fatigue, avec des notes de plus en plus incertaines à partir du haut-médium. Le meilleur Alberich d’Oleg Bryjak aura été celui de Siegfried : le chant a tendance ici à se débrailler. Celui du père n’est pourtant rien à côté de celui du fils : Attila Jun doit forcer des moyens insuffisants pour faire croire à la noirceur d’un Hagen à la technique et à la ligne plus que sommaires.
Le reste de la distribution convainc davantage, en particulier Claudia Mahnke, Waltraute au timbre chaud, à la fois diseuse et chanteuse dans un récit souverainement conduit – après avoir été une belle Deuxième Norne. Allison Oakes campe une Gutrune de chair et de sang, Alejandro Marco-Buhrmester, nonobstant un vibrato mal contrôlé, donne un grand relief à son Gunther blouson noir. Les ondines n’ont rien perdu, depuis L’Or du Rhin, de leur perversité pulpeuse, à commencer par la Flosshilde d’Okka von der Damerau, également superbe de profondeur mystérieuse en Première Norne.
Le public se partage entre bravos et huées. Le metteur en scène répond par la provocation, visiblement ravi d’avoir réussi son coup. On aura, en tout cas, vu un Ring passionnant et inégal, irritant et séduisant, dont le volet le plus réussi restera L’Or du Rhin, suivi de Siegfried, du Crépuscule et de La Walkyrie.
D.V.M.
Voir aussi notre édition consacrée au Ring : L’Avant-Scène Opéra n° 227-230
et notre numéro spécial sur Le Festival de Bayreuth : L’Avant-Scène Opéra n° 274
Claudia Mahnke (2e Norne), Christiane Kohl (3e Norne) et Okka von der Damerau (1re Norne). Photos : Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath.