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Stéphane Degout (Raimbaud, à genoux) et Colin Lee (le Comte).

Nos contemporains les Français

Nous sommes au temps des croisades ou peut-être hier ou avant-hier – puisqu’on prétend encore aujourd’hui partir en croisade. Le Comte Ory et son page sont les irréductibles Français. Près du noble castel de Formoutier, ils se battent bec et ongles pour faire capituler la belle et charmante Comtesse dont le long, inébranlable veuvage serait un gage de fidélité envers un frère parti à la guerre. Mais Toutatis n’est pas toujours disponible à courir à l’aide de ses héros et, dans sa distraction divine, parfois brouille les cartes, laisse rêver la victoire mais oublie d’intervenir au moment crucial de la bataille. La vie n’a pas été facile pour Le Comte Ory de Gioachino Rossini, imaginé comme le plus beau fleuron de la saison de La Scala mais dont le succès n’est arrivé qu’in fine, pour couronner une entreprise plus difficile que prévu.

Faut-il s’en prendre au dieu celtique, par exemple, si la nouvelle production de Laurent Pelly, hier encore applaudie à l’Opéra de Lyon et ici reprise par Christian Räth, n’a pas le mérite de renouveler les fastes des Offenbach d’antan ou d’une Fille du régiment désormais mythique ? L’idée de situer Formoutier dans la France profonde post-soixante-huitarde pouvait être une clé de lecture à la fois ironique et nostalgique, avec un zeste de la Nouvelle Vague de Chabrol, le souvenir acéré des pochades de Feydeau et Labiche, un parfum de fin du monde qui relie l’épopée du Moyen-Age à l’ère de la globalisation. Et on peut aimer un Page coiffé à la Fonzie tout comme le twin-set rose puis mauve et le collier de perles de la Comtesse, l’optimisme qui se teinte de mélancolie, même un Comte qui, au lieu d’être un « bon ermite », devient un ascète hindou à la chevelure rasta. Mais pourquoi surcharger l’action de mouvements hétéroclites et sans vraie correspondance avec la partition musicale, d’une relecture des meilleurs crus de Ponnelle sans continuité ni inspiration ? Pourquoi obliger Isolier à se moquer du Gouverneur en en doublant les gestes dans un jeu caricatural et outrancier ? Et puisque les frasques du Comte assiègent la Comtesse, fallait-il forcément la faire se réfugier dans sa toilette où, écœurée, elle prend place sur la cuvette pour ses petits besoins ? Non seulement on ne rit pas : on ne sourit jamais, ce qui est pire encore.

Mais la déception vient aussi de la fosse, où Donato Renzetti se limite à assurer une bonne tenue générale, à soutenir des chanteurs mis à rude épreuve par l’écriture rossinienne, à garder l’aplomb des ensembles, surtout dans le prodigieux finale du premier acte. Mais on cherche en vain légèreté et poésie, brio et insouciance, esprit français ou charme italien : le navire vogue sans obstacles mais rarement permet d’apprécier un horizon sonore plombé et sombre. Et c’est d’autant plus regrettable que, pour la première fois en Italie, le public découvre cet opéra tel qu’il a été établi par la nouvelle édition critique réalisée par Damien Colas pour la collection publiée par Bärenreiter sous la direction de Philip Gossett : œuvre monumentale par ses vastes dimensions et son architecture flamboyante, grand opéra « en miniature », selon la définition de l’époque, que la partition imprimée par Troupenas au lendemain de la création privait des pages supprimées tout au long des répétitions. Pendant ces trois heures de musique, dans l’imposant finale du premier acte notamment, grâce aux passages rétablis pour le rôle en travesti du page Isolier, Le Comte Ory redevient ainsi un passage capital dans le chemin qui mène à la composition de Guillaume Tell, le maillon manquant dans la chaîne de la dernière saison rossinienne, une création redoutable encore à roder sur les scènes lyriques.

Seuls les spectateurs de la première milanaise ont pu assister à l’interprétation de Juan Diego Flórez, qui a fait du Comte libertin l’un de ses rôles fétiches. Le ténor sud-américain, souffrant, a été remplacé pour toutes les autres représentations par Colin Lee, qui a assumé avec brio un calendrier assez chargé. Stylistiquement avisé, il compose toutefois un personnage assez grossier – il ne possède certes pas ce qu’on appelle le physique du rôle ; et le français est si exotique, le timbre si ingrat que son grand air di sortita devient supportable uniquement grâce à la confusion qui règne sur scène. Mais la situation ne s’améliore guère avec la Comtesse d’Aleksandra Kurzak, dont on avait gardé un beau souvenir lors d’une Matilde di Shabran londonienne. La colorature approximative, un registre aigu tendu et avec tendance au cri, un goût de la variation pas assez prononcé caractérisent un personnage qu’on aurait souhaité plus varié et attachant. Si l’esprit de Rossini triomphe, à la fin de la soirée, c’est que les deuxièmes rôles sont mieux distribués, à commencer par les voix graves : avec Stéphane Degout, qui n’est certes pas un rossinien de premier plan mais auquel on doit la fulgurante scène des Nonnes au deuxième acte ; et Roberto Tagliavini, un Gouverneur à la voix importante et expressive, indiquée pour le répertoire serio. Avec la Ragonde cocasse et pimentée de Marina De Liso, on n’oubliera pas la verve de l’Isolier de José Maria Lo Monaco, à la musicalité exquise, au phrasé toujours soigné et aristocratique, point de conjonction idéal entre l’ardeur juvénile d’un Cherubino et les errances sentimentales qui seront celles d’Octavian, presque un siècle plus tard. « A la faveur de cette nuit obscure », le trio final retrouve enfin la sensualité subtile et le charme discret d’une nuit mozartienne, grand scène d’une séduction manquée – ou d’un amour enfin célébré.

Lorsque la guerre est terminée et que les militaires reviennent de la croisade – ou de l’Afghanistan, selon l’annonce du journal télévisé – les Français, nos contemporains, ont presque le swing des Happy Days rossiniens…

G.M.

Voir aussi notre volume consacré au Comte Ory : L’Avant-Scène Opéra n° 140


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Le Chœur du Teatro alla Scala dans la scène des Nonnes. En haut, en quatrième position : Stéphane Degout (Raimbaud). Photos : Brescia/Amisano / Teatro alla Scala.