Mirella Hagen (l'Oiseau) et Lance Ryan (Siegfried).
Une espèce de galerie de mine, avec autant d’escaliers que dans La Walkyrie. D’un côté, Marx Lénine, Staline et Mao sculptés dans la paroi rocheuse, réplique est-allemande du Mount Rushmore, au-dessus de la roulotte de Mime. De l’autre côté du décor pivotant, la station de l’Alexanderplatz. Il fallait bien que l’intendant de la Schaubühne nous fasse le coup de la RDA ! Elle aussi a ses trafics, son milieu, ses minables. Le beau blond conquérant sans peur et sans reproche n’est plus qu’un petit loubard sans foi ni loi, qui manie plus volontiers la mitraillette que l’épée, surtout pour abattre un Fafner maquereau et mafieux sans même l’affronter.
Après l’échec de La Walkyrie, Frank Castorf retrouve son inspiration… et son insolence. Il en redouble, même. S’il ne vient toujours pas saluer, le public, assez sage pour la première Journée, s’est déchaîné, plus encore qu’après L’Or du Rhin. Il y avait de quoi. Siegfried, par exemple, écoute les murmures de la forêt adossé à une poubelle de l’Alexanderplatz, y ramasse de quoi essayer d’imiter le chant de l’Oiseau – un oiseau-femme ailée, tenant à la fois de la meneuse de revue et de la sphinge, avec laquelle il copule vaillamment…
Cela dit, malgré les apparences, les enjeux sont bien là, l’histoire aussi. L’Oiseau est une figure de l’initiation, après tout, et la sphinge, une figure de l’énigme… Wotan et Erda ne sont-ils pas un couple s’entretenant de leur fille désobéissante ? Elle peut bien, du coup, lui envoyer son verre à la figure puis, sans doute prise de remords, lui réserver une petite gâterie… Les crocodiles amoureux du jardin zoologique ont fait couler beaucoup d’encre. Brünnhilde et Siegfried, qui s’ennuient déjà ensemble, les nourrissent pour se distraire. Le héros loubard sauve de justesse sa femme-oiseau que l’un d’eux avait déjà engloutie, puis l’embrasse goulûment avant que la légitime mette de l’ordre. Le ver est dans le fruit, voici déjà, peut-être, Gutrune et Le Crépuscule des dieux… que la Walkyrie d’hier annonce d’ailleurs dans le texte. A y regarder de près, tout se tient.
Que nous montre Castorf, au fond ? Comment un mythe dégénère dans les coulisses d’une société entrée dans la corruption de l’histoire. Parce que l’imaginaire dégénère aussi. Le communisme a sa face cachée, à l’instar des héros et des dieux du Ring, qui ont un côté voyou. On peut évidemment s’horrifier, éclater de rire, adorer ou haïr, tolérer ou rejeter. C’est parfois excessif, peut-être un peu gratuit, mais comme dans L’Or du Rhin, bluffant de virtuosité théâtrale, avec une direction d’acteurs à la fois virevoltante et concentrée. Passionnant, en tout cas. Et la vidéo, heureusement plus discrète que dans La Walkyrie, fait de nouveau corps avec la mise en scène.
Ce que demande scéniquement Castorf à Lance Ryan est acrobatique : souvent bondissant, grimpant aux échelles, montant les escaliers… Est-ce pour cela qu’on l’a de nouveau mis à l’affiche ? Sinon, on se moque autant du public que de Wagner. Aussi laid de voix que de chant, voici le pire Siegfried du moment. Imagine-t-on que, pour le timbre, il pourrait se confondre avec Mime ? Un Mime dont Burkhard Ulrich, lui, ne crache pas les notes, évitant les facilités d’un Sprechgesang anachronique, ancré dans la meilleure tradition du ténor de caractère. Si le Fafner de Sorin Coliban reste toujours aussi peu effrayant, Oleg Bryjak a maintenant pris la pleine mesure de son Alberich, dont la rancœur venimeuse n’attente pas aux règles du chant. Mais Nadine Weissmann ne contrôle plus la tessiture d’Erda, avec des registres éclatés et des trous dans la voix, alors que l’Oiseau de Mirella Hagen tranche heureusement sur les rossignols au cristal frêle. Restent le père et la fille, égaux à eux-mêmes. Wolfang Koch, même parfois à la limite de ses moyens, sort vainqueur des écueils de la partie du Wanderer, où il garde de l’autorité dans la faiblesse. Catherine Foster vacille parfois dans les notes du haut-médium, qu’elle attaque trop bas, mais a plus d’assurance que dans La Walkyrie ; le chant n’en est pas moins assez épais et suscite quelque inquiétude pour Le Crépuscule des dieux.
De Kirill Petrenko, on a tout dit. Au premier acte, on a carrément l’impression que tout se passe à l’orchestre : il rugit, bondit, s’attendrit, jubile, créant dès les premières mesures une atmosphère d’angoisse sourde. Il faut vraiment une direction comme celle-là pour se mesurer à la mise en scène de Castorf. Le chef russe n’a peut-être jamais été aussi coloriste et aussi narratif que dans cette deuxième Journée, ne lâchant rien pourtant, comme au début du troisième acte, admirable de tenue et de puissance évocatoire. La problématique arrivée de Siegfried sur le rocher – un tunnel, selon les mauvaises langues – ne paraît jamais longue : avec un aussi mauvais ténor, c’est un tour de force.
Qu’a donc pensé la Chancelière, venue le jour même ?
D.V.M.
Voir aussi notre édition consacrée au Ring : L’Avant-Scène Opéra n° 227-230
et notre numéro spécial sur Le Festival de Bayreuth : L’Avant-Scène Opéra n° 274
Catherine Foster (Brünnhilde) et Lance Ryan (Siegfried). Photos : Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath.