Scène 2, vue d'ensemble.
Reprise cette année du très controversé Ring du bicentenaire confié à Frank Castorf. Revoici le « Golden Motel » sur la mythique route 66, la station-service et la boutique. Motel minable où les Filles du Rhin de petite vertu font sécher leurs culottes, s’amusent d’un Alberich style camionneur bedonnant et fétichiste, cachent l’or dans la piscine… et s’empressent de téléphoner à Wotan après le vol. Il y a bien lingots, bague, heaume, mais dieux, géants et nains ont disparu. Wotan se partage entre sa femme et sa belle-sœur, s’empresse ensuite auprès d’Erda, s’est dangereusement acoquiné avec deux malfrats au petit pied nommés Fasolt et Fafner – ils font un casse dans la boutique. Pour se sortir d’affaire, il ne trouve qu’un Loge latino, dont le briquet suffit à figurer le feu. Des personnages de road-movie de série B des années 1950 ou 1960.
On assiste d’ailleurs au tournage d’un film, sur un décor à la fois unique et multiple, pivotant sur lui-même, avec projection de tout ce qui se passe hors champ : nous ne perdons rien de l’histoire, qu’elle se déroule en bas, sur la terrasse ou à l’étage des chambres. Or l’histoire est là, même trivialisée et détournée. On a seulement remplacé l’or du mythe par le pétrole, cet or noir des temps modernes – est-il moins mythique, d’ailleurs ? L’intendant de la très symbolique Schaubühne de Berlin, trublion du théâtre allemand, ne nous sert pas L’Or du Rhin de tout le monde, mais il ne trahit pas Wagner – Wotan, par exemple, n’est-il pas un coureur, qui va faire neuf filles hors mariage ? Et si le metteur en scène a du culot, c’est un pro : impeccable direction d’acteurs, sens du rythme virtuose. Il a aussi celui de l’humour, ce qui ne messied pas à L’Or du Rhin – des citations de L’Ironie de Vladimir Jankélévitch émaillent le programme. Avec du mauvais cinéma au second degré, il fait du bon, du vrai théâtre. Ça décoiffe, mais ça en impose. Reste à savoir si ce traitement de cheval réussira aux trois Journées… Et l’accueil qu’on lui réservera : Castorf n’est pas venu saluer à l’issue de la représentation, alors qu’il s’était attiré l’année dernière un concert de huées.
Peut-on, du coup, reprocher à la distribution de ne pas dépasser une honnête moyenne ? Certes elle est homogène… mais aucune personnalité ne se distingue, surtout dans les rôles principaux. Wotan et Alberich ne trouvent même leurs marques que progressivement, assez pâles au début, comme si Wolfgang Koch et Oleg Bryjak attendaient de s’affronter pour sortir les griffes de leur voix. On souhaiterait aussi un Loge plus insinuant et plus pervers que celui de Norbert Ernst. Si Wilhelm Schwinghammer est bien le Géant au cœur tendre, Fafner ne peut s’incarner à travers la voix grisâtre de Sorin Coliban. Mais Claudia Mahnke tranche par la chaleur sensuelle du timbre sur beaucoup de Fricka mégères et Nadine Weissmann a la profondeur d’Erda. Markus Eiche porte assez beau vocalement en Donner sorti tout droit de son ranch, comme le Froh clair de Lothar Ordinius. Burkhard Ulrich est un Mime de bonne convention, qu’on attend évidemment dans Siegfried, tandis qu’on retrouvera avec plaisir, dans le Crépuscule, les pulpeuses ondines.
Un ensemble plus qu’une somme d’individualités, donc, porté par la superbe direction de Kirill Petrenko qui fait, pour le coup, revivre les riches heures du festival. Dès le crescendo du début, tout avance, on sent un monde naître, à travers une direction qui respire très naturellement, concilie le rythme, la clarté et la couleur. Le chef, surtout, a le sens de la narration, il raconte l’histoire autant que le metteur en scène. Aucun temps mort, l’arc reste tendu jusqu’à la fin, d’une grandeur jamais empesée. Le public lui fait un triomphe.
D.V.M.
Voir aussi notre édition consacrée au Ring : L’Avant-Scène Opéra n° 227-230
et notre numéro spécial sur Le Festival de Bayreuth : L’Avant-Scène Opéra n° 274
Oleg Bryjak (Alberich), Norbert Ernst (Loge) et Wolfgang Koch (Wotan). Photos : Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath.