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Benjamin Bruns (le Pilote), Kwangchul Youn (Daland) et Samuel Youn (le Hollandais).

 

Ce n’est pas la malédiction divine qui accable le Hollandais dans la production de Jan Philipp Gloger inaugurée à Bayreuth en 2012, mais l’argent, première source de corruption. Est-il pur, est-il impuissant, est-il blasé, ce Wanderer milliardaire, ce trader fantôme parcourant le monde avec sa valise bourrée de grosses coupures, pour repousser les avances des prostituées au premier acte, perdu dans un décor où des rampes de néon jettent des éclairs comme dans les mégapoles du consumérisme ? Plus de tempête, plus de vagues en colère, une simple barque suffit, presque dérisoire, clin d’œil au livret de l’opéra. Daland a rarement autant fait sourire, lui qui fabrique des ventilateurs que les ouvrières emballent dans des cartons pendant le Chœur des fileuses.

Plus de portrait du Hollandais non plus : un objet entre le fétiche africain et la sculpture de Baselitz, écho informe du visage de l’errant, que Senta peinturlure de noir. Elle n’est pas si fragile, plutôt vierge guerrière, qui s’identifie vite à une Walkyrie dont le Hollandais sera le Siegfried. Déni de réalité, revanche du mythe ? Les cartons empilés rappellent en effet le rocher de Brünnhilde, où le Hollandais va révéler Senta à elle-même, puis le bûcher, où elle le rejoint dans un acte sacrificateur plus que salvateur. Car il n’y aura pas plus de rédemption que de malédiction : Daland, qui n’a aucune des pulsions suicidaires de Wotan, photographiera le couple et en fera son emblème, pour mieux vendre son produit de consommation. Erik, le contremaître de l’ex-futur beau-père, se consolera sans doute.

Echec de Wagner à réformer un monde marchand qu’il a tant brocardé… et tant sollicité, et qui est devenu lui-même un produit de consommation dont Bayreuth fait son beurre ? Jusqu’aux fileuses, on marche. Après, le metteur en scène a la main lourde, assène son concept, victime d’un didactisme trop appuyé. Comme si le drame psychologique, la souffrance des personnages l’intéressaient peu, comme si le message se suffisait à lui-même et n’imposait pas une direction d’acteurs plus fouillée.

Alors qu’Axel Cober était parfois, dans Tannhäuser, aux abonnés absents, Christian Thielemann s’impose comme seul maître à bord de ce Vaisseau. Direction euphorique, généreuse, un rien narcissique parfois, qui brasse une pâte à la fois dense et fluide, très théâtrale aussi, assez portée sur l’effet. C’est parfois un rien épais, comme ce Chœur des fileuses qu’on aimerait beaucoup plus mendelssohnien, ce Chœur des marins qu’on voudrait plus décapé. Mais Thielemann, on le sait, se veut d’abord héritier d’une tradition qu’il exalte fièrement ; il n’aime pas les arêtes vives et on n’attendra pas de lui qu’il revienne ici à Weber, comme Fricsay ou Sawallisch… et puis un orchestre aussi superbe, c’est quelque chose, non ?

Les voix tiennent bon, plus que dans Tannhäuser la veille, même si Kwangchul Youn, toujours bien chantant, grisonne en Daland. L’autre Youn, Samuel, incarne un Hollandais impressionnant, au timbre noir et mordant, à la voix puissante, très expressionniste dans le chant, quitte à négliger un peu la ligne. Solide, insolemment solide, la Senta de Ricarda Merbeth, surtout par le haut-médium et l’aigu… mais trop solide, justement, pour en trahir le mystère et les failles – en phase avec la production, au fond. Elle a tort de rester insensible à l’Erik de belle tenue de Tomislav Muzek, émission souple et joli phrasé, qualités qu’on retrouve chez Benjamin Bruns, un Pilote qui pourrait à son tour devenir le fiancé malheureux. On a donc bien distribué les seconds rôles : la Mary en pleine santé vocale de Christa Mayer tranche sur les nourrices à cheveux blancs. Quant au chœur, on vous l’a dit à propos de Tannhäuser : il n’a pas de rival.

D.V.M.

Voir aussi notre édition consacrée au Vaisseau fantôme : L’Avant-Scène Opéra n° 30

et notre numéro spécial sur Le Festival de Bayreuth : L’Avant-Scène Opéra n° 274


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Ricarda Merbeth (Senta). Photos : Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath.