Michelle Breedt (Vénus) et Torsten Kerl (Tannhäuser).
Ouverture pas comme les autres pour le cent-troisième Festival de Bayreuth. Aucune nouveauté : du Lohengrin de 2010 au Ring de 2013, tout a été vu. La traditionnelle conférence de presse, du coup, s’est muée en simple cocktail. On a vu aussi des célébrités – politiques, stars ou milliardaires – mais pas la Chancelière, qui a dérogé à son habitude – appréciant peu, dit-on, certaines productions – et ne viendra que dans quelques jours – les soi-disant contraintes de l’agenda laissent assez sceptique… Il est vrai que Bayreuth, aujourd’hui, reste décidément une défense et illustration du Regietheater, pour le meilleur, le pire et le moins bon. Est-ce pour cela que, cette année, on pouvait trouver des places sans figurer sur l’interminable liste d’attente ? A moins que la crise… La première de Tannhäuser, enfin, a dû être interrompue au début du premier acte : la cage souterraine de Vénus, monde de l’indifférencié dionysiaque et de l’instinct animal, ne pouvait plus remonter – trois quarts d’heure de pause pour la réparation des câbles.
Or c’est un élément essentiel de la production de Sebastian Baumgarten… On n’ose parler de mise en scène tant la scénographie l’emporte sur tout. La représentation de l’opéra ne constitue qu’une pièce de l’ensemble. Le sculpteur et plasticien Joep van Lieshout, qui imagine des urbanisations alternatives, a conçu une installation, une performance. Pendant les entractes rien ne s’arrête, d’ailleurs, avec des spectateurs assis sur la scène : l’usine à biogaz continue de fonctionner, les vidéos aussi. Une usine de recyclage de déchets et d’excréments, où des tuyaux relient la Wartburg au Vénusberg : décor unique avec niveaux superposés, monde clos à deux visages qui, alors qu’ils se connaissent, refusent d’être le reflet l’un de l’autre. Aucune rédemption ici : indifférente à tout, la vie se perpétue à travers ces spermatozoïdes omniprésents sur la scène où ils ressemblent vaguement à des poissons, sur l’écran où ils se projettent dans un perpétuel ballet, comme scrutés au microscope.
Le problème n’est donc pas tant la qualité de la mise en scène que la recevabilité du postulat : il existe quelque chose en dehors de l’opéra, qui le précède et le suit, le metteur en scène entendant « se libérer de l’enfer du théâtre d’interprétation ». L’interprétation est là, pourtant. Enceinte de Tannhäuser, Vénus s’embourgeoise et s’invite au concours de chant, dont elle devient presque l’enjeu, dansant avec Tannhäuser comme elle danse avec Wolfram pendant une Romance à l’étoile devenue le pendant de l’hymne à la déesse. A la fois nunuche et rebelle, Elisabeth se taillade les mains pour marquer sa fuite du monde, finalement identifiée à cette Marie qu’on voit, sur l’écran, remuer ses orteils. Et tout s’achève sur la naissance de l’enfant de Tannhäuser et de Vénus, porté par de jeunes vierges qui sont autant de clones d’Elisabeth…
La production, à vrai dire, fonctionne mal, parce qu’elle fonctionne à deux niveaux et qu’on ne sait trop de quel œil la regarder. Tantôt le concept parasite l’interprétation, qui s’y dissout et s’y délite. Tantôt l’interprétation l’emporte sur le concept, surtout quand on quitte la distanciation brechtienne qui semble aussi obséder le metteur en scène : c’est là qu’on voit vraiment Tannhäuser et que la direction d’acteurs s’affine un peu. Mais ce travail, inabouti et éclaté à cause d’une sursaturation de perspectives et de sens, tient du bric-à-brac. Le public, comme chaque année, hue copieusement.
Les choses fonctionnent d’autant plus mal que le désir de rupture et de radicalité ne trouve pas son équivalent dans la fosse. Sans doute Thomas Hengelbrock correspondait-il mieux à la lecture du metteur en scène. Axel Cober, lui, ne semble chercher que l’équilibre, quitte à tomber dans une réserve qui frise la neutralité : la direction pèche parfois par d’inquiétantes baisses de tension, comme si l’orchestre jouait les utilités. Il n’y a ici aucune urgence, la sensualité du Vénusberg manque singulièrement de feu – certes le couple Tannhäuser-Vénus est un vieux couple… Ailleurs, pourtant, on entend de belles et chaudes sonorités, une polyphonie clarifiée, on sent une souplesse du geste. Mais, à l’inverse de la production, on cherche en vain une proposition alternative – ce que proposait ici même, dès 1962, un Wolfgang Sawallisch pour la mise en scène de Wieland Wagner. Bref, on n’est pas au niveau de Bayreuth.
Les chanteurs s’avèrent inégaux. Voix pas assez centrale, trop claire, à l’émission toujours aussi serrée, Torsten Kerl peine dès le Vénusberg à incarner le héros wagnérien le plus proche de Tristan. Il fatigue plus encore au deuxième acte, arrive à émouvoir, comme beaucoup, au retour de Rome, mais au prix de grands efforts. Le mezzo limité de Michelle Breedt, aux deux extrémités d’une tessiture sans doute trop légère, épuise très vite les charmes de Vénus, de plus en plus éprouvé par les tensions du rôle. Camilla Nylund, en revanche, est une Elisabeth frémissante à défaut d’être irradiante, voix homogène, belle ligne de chant. Le couple de la production, c’est celui qu’elle forme avec le Wolfram franc et mâle, loin des rêveurs esthétisants, de Markus Eiche. Mais Kwangchul Youn, un très populaire habitué de la Colline, impose aussi son Landgrave profond, noblement phrasé. Et si le Pâtre de Katja Stuber n’a pas toujours l’aigu très juste, les ménestrels sont impeccables. Le chœur, lui, reste un des meilleurs du monde… le meilleur, peut-être.
D.V.M.
Voir aussi notre numéro consacré à Tannhäuser : L’Avant-Scène Opéra n° 63-64
et notre numéro spécial sur Le Festival de Bayreuth : L’Avant-Scène Opéra n° 274
Camilla Nylund (Elisabeth) et Markus Eiche (Wolfram).
Torsten Kerl (Tannhäuser) et le Chœur du Festival de Bayreuth. Photos Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath.