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Katija Dragojevic (Dorabella), Michele Pertusi (Don Alfonso) et Maria Bengtsson (Fiordiligi).

L’Homme et les pantins

 Que l’on imagine une soirée comme les autres, un cocktail dînatoire où l’alcool coule à flots, dans une atmosphère relaxée et de sobre élégance. Tout y est, dans cette nouvelle production estivale de Così fan tutte présentée à La Scala de Milan, pour qu’on craigne l’énième adaptation contemporaine, la dernière mise à jour du chef-d’œuvre mozartien. « Basée sur le spectacle du Festival de Salzbourg », créée en 2009 puis revue deux ans plus tard, la mise en scène de Claus Guth, subtile et recherchée, a fait l’objet ici d’une relecture savante, capable de jeter un éclairage nouveau sur les relations entre les personnages, âmes tourmentées mises à nu dans leurs pulsions intimes et inavouables. Point de jardin avec vue sur la mer, alors, plutôt les trois étages d’une maison blanche désaxée, aseptisée et enfermée sur elle-même, que le scénographe Christian Schmidt visiblement conçoit comme un hommage aux architectures organiques de Frank Lloyd Wright. Or cette vaste maison charpentée n’est rien d’autre, pour le dramaturge Andri Hardmeier, que la visualisation spatialisée de la psychologie humaine – selon la définition proposée par Sigmund Freud dans Résistance et Refoulement – où l’inconscient est l’antichambre de la conscience, vaste salon principal à la perspective vertigineuse. « Gardien au seuil de l’inconscient », Don Alfonso a le profil diabolique et charmeur de Marlon Brando dans Le Parrain : dès qu’il claque du doigt l’action se fige, les personnages lui obéissent comme des tristes pantins, un sinistre jeu de clair-obscur plonge les silhouettes dans le noir, l’incertitude, le doute.

Alors on oublie vite que Così fan tutte est qualifié de dramma giocoso, puisque déjà l’Ouverture se configure comme une course à l’abîme, une descente aux enfers à laquelle la baguette implacable de Karl-Heinz Steffens – qui a pris la relève de Daniel Baremboim pour le deuxième mois de représentations – confère un tempo vif et argenté, une allure tragique dont se réclame le dernier volet de la trilogie italienne, après le nocturne Don Giovanni. Le drame prend alors le dessus dès le déchirant quintette « Di scrivermi ogni giorno », scène d’adieu bâtie toute en transparences et illuminations soudaines, sublimées dans un terzettino où l’ironie est vite phagocytée par la tragédie imminente. C’est un parti pris parfois irritant, mais qui a le grand avantage de faire découvrir, par le jeu dynamique des instruments concertants, tout un côté souterrain et sombre de l’œuvre, véritable confession des obscurs objets du désir des personnages. Ainsi, l’attaque en pianissimo de « Un’aura amorosa » ou encore la chaleur pathétique de « Fra gli amplessi » comptent parmi les plus beaux moments d’une lecture certes unilatérale, mais non dépourvue d’intérêt.

Fidèle miroir de la structure symétrique du chef-d’œuvre, la distribution est dominée par le Don Alfonso de Michele Pertusi, véritable meneur de jeu dont la beauté plastique des récitatifs est égalée seulement par l’efficacité des grands ensembles. De belles présences féminines sont assurées par deux chanteuses suédoises, Maria Bengtsson et Katija Dragojevic : si on a préféré l’élégance soyeuse de la première, impeccable en Fiordiligi surtout dans son rondò du deuxième acte, le timbre velouté et fruitée de la deuxième se différencie nettement et contribue à définir les traits d’un portrait plus nuancé. L’une et l’autre, toutefois, sont bien trop sages interprètes et peinent à transmettre émotions et sentiments, ingrédients indispensables pour insuffler corps et âme aux nobles dames de Ferrare. Voilà pourquoi s’avère bien plus convaincante la Despina à l’opulence satinée de Serena Malfi, Fiordiligi en puissance, prête à apprendre au monde entier – cravache à la main – à « farsi ubbidir ». Peter Sonn et Adam Plachetka, en Ferrando et Guglielmo, font preuve d’une grande facilité dans le chant mozartien, le ténor particulièrement à l’aise grâce la finesse et à la morbidezza d’un timbre séduisant, le baryton à la présence vocale et scénique opportunément affirmée. Evacués de la scène, les chœurs répondent à la direction de Bruno Casoni avec légèreté et brio.

Car Guth réserve la scène uniquement aux six personnages, au dangereux pari de don Alfonso, à la découverte de troubles et indiscrets secrets. Et s’il n’est pas très clair pourquoi les quatre amants s’offrent une cuite au début de l’action, les effets ne tardent pas à révéler passions refoulées et même contrariées, illuminées à contrejour par Marco Filibeck. « Come scoglio » est ainsi (périlleusement) chanté par Fiordiligi main dans la main avec Dorabella, à la lumière d’une torche, en descendant un escalier pour s’engouffrer dans les méandres obscurs de la nature. Le bleu électrique et le turquoise des robes du soir des femmes – dessinées par Anna Sofie Tuma – laissent alors place à des négligés bien plus domestiques et à un noir et blanc qui se résume dans les masques aborigènes d’abord accrochés au mur puis utilisés comme déguisement temporaire pour le finale du premier acte. Lorsque la nuit envahit la scène (« Ah, che del sole il raggio | fosco per me diventa »), la tragédie atteint son apogée pathétique (« Il tragico spettacolo | gelare il cor mi fa ! ») et les blanches parois de la maison s’envolent pour laisser entrevoir un sombre bosquet d’arbres séculaires, imposants chênes wagnériens que l’on retrouvera poussés entre fauteuils et divans, dans cet immense living, au second acte. Mozart tend alors la main à Ibsen, Così fan tutte devient un drame visant à démasquer les idées et stéréotypes petits-bourgeois des poupées-pantins qui habitent cette maison, véritable laboratoire d’une analyse psychologique pénétrante : plus ils arpentent le jardin, plus ils se roulent dans la terre et la boue, plus ils découvrent les racines, les origines d’un état de nature trop longtemps dominé, oublié, réprimé. Cynique et vénéneux, amour est « un serpentello » dont la morsure peut s’avérer fatale : du moins pour ces couples, certes détrompés mais désunis à jamais, derniers habitants d’un paradis perdu pour toujours.

G.M.

Notre volume consacré à Così fan tutte : L’Avant-Scène Opéra n° 131-132


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Serena Malfi (Despina) et Michele Pertusi (Don Alfonso). Photos : Brescia / Amisano © Teatro alla Scala.