Le Crépuscule des Dieux.
Au cœur des passions humaines
Un final triple scelle la conclusion de L’Anneau du Nibelung de Wagner à La Scala : presque pour marquer un événement historique dans ce théâtre, la première représentation intégrale du cycle en une semaine, selon les souhaits du compositeur, en version scénique et en langue originale allemande. Lorsque le Walhalla brûle puis s’effondre, une nouvelle humanité composée de silhouettes noires se détache sur le fond de scène, un gigantesque panneau dont on avait perçu des fragments à partir de L’Or du Rhin et qui finalement s’achève sur les dernières notes du Crépuscule des dieux. Puis ce vaste bas-relief se double et ferme la scène, miroir palpitant et inquiétant de la salle, objet de l’admiration – et des questionnements – de l’auditoire : prêt à applaudir les protagonistes des quatre Journées, à partir de l’orchestre, qui envahit le plateau suivant le geste jubilatoire de son chef et ajoute une dernière émotion à celles cumulées lors de ces représentations.
Repenser le Gesamtkunstwerk à l’orée du XXIe siècle
Riche en contributions diverses et variées, les programmes des soirées présentent d’excellents études – entre autres de Jean-Jacques Nattiez, Quirino Principe et Erwin Jans –, notamment de Michael P. Steinberg qui signe la dramaturgie de la production et s’interroge sur la possibilité de créer un Ring pour notre temps, la cinquième génération après le mythe de Bayreuth, puis la révision moderniste de Wieland Wagner (1951), l’interprétation historisante de Boulez et Chéreau (1976), annonciatrice de l’éclatement visionnaire des années 1980-2010, d’Harry Kupfer à Robert Lepage. Cette nouvelle production, fruit de la collaboration entre La Scala et la Staatsoper Unter den Linden de Berlin en conjonction avec la Toneelhuis d’Anvers, se place sous le signe fédérateur d’une équipe internationale qui réunit, sous la direction du metteur en scène Guy Cassiers, Enrico Bagnoli, auteur des décors et des lumières, Tim Van Steenbergen, costumier, Arjen Kerkx et Kurt d’Haeseleer, créateurs des vidéos, et le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui. Le Ring se veut thermomètre sensible des périodes de crises, archétype de toute réflexion sur le crépuscule d’une société et d’une mentalité, celles de la bourgeoisie à l’époque de la création, celles de la globalisation aujourd’hui ; lieu privilégié d’un débat inassouvi sur «la fin de l’histoire et de la politique, le flux d’images et d’informations, le rôle du langage et de la rhétorique, la confusion idéologique et la virtualisation de la réalité, les menaces du fondamentalisme et la violence, la recherche de sûreté et de spiritualité».
Or la conscience des enjeux liés à une relecture de l’Œuvre d’art total et la participation d’artistes à la formation et aux approches esthétiques souvent fort différentes aboutit ici à une idée, celle des Leitmotive visuels, qui s’accorde parfaitement à la structure musicale du Ring mais s’avère malheureusement difficile à suivre au cours des spectacles. Il est vrai que la superposition de langages et d’images a pour but de désorienter le spectateur, afin de lui permettre de réorganiser une matière symbolique si riche et foisonnante ; mais l’ajout de références risque non seulement de saturer l’espace scénique, mais surtout de surcharger des œuvres déjà si denses, par une réflexion ésotérique voire carrément énigmatique. Synthèse entre action et narration, mémoire du passé et préfiguration du futur, l’imaginaire visuel de Cassiers tourne autour de la réalisation du bas-relief lentement bâti jusqu’au finale, reproduction fidèle des Passions humaines, œuvre monumentale du sculpteur belge Jef Lambeaux (Anvers, 1852 – Bruxelles, 1908), commandée en 1890 par le roi Léopold II et aujourd’hui abritée dans un pavillon projeté par Victor Horta dans le Parc du Cinquantenaire de Bruxelles. Œuvre phare de l’Art nouveau fin-de-siècle, ce marbre imposant, écho maniériste et profane au Jugement dernier de Michel-Ange, reproduit un amas de corps contorsionnés agités par des pulsions primitives, l’amour et la violence, le plaisir et le châtiment, tous sous l’aile sinistre et spectrale de la mort. Gigantesque portail du palais des dieux à la fin de L’Or du Rhin, illuminé sous un jour doré, la frise reparaît de façon fragmentaire au cours de La Walkyrie et Siegfried, pour revenir au terme du Crépuscule, sacre tumultueux de l’amour et du pouvoir, image inéluctable d’une humanité qu’on invite à changer ses attitudes – mais qui demeure identique à elle-même au fil du temps.
Parmi d’autres passages, on retiendra l’emploi subtil de la vidéo dans L’Or du Rhin, pour multiplier les traits insaisissables des Filles du Rhin, tout comme le rétrécissement progressif de la place de la nature, avec l’eau qui coule sur la scène dans le premier tableau du Prologue et qui devient une source épuisée où s’abreuvent les deux amants fraternels, au début de la première Journée ; une scène parsemée de sculptures, la forêt de fils rouges qui anticipent la mort des personnages, où finiront par se brouiller les Nornes, tout comme les magnifiques costumes, installations mobiles à la Kiefer incrustées de citations de peintures et dessins de Gustav Klimt et Egon Schiele ; l’univers minéral de Siegfried et l’automne d’Erda, ange déchu, Icare précipité sous le feuillage d’un monde au crépuscule. Et on n’oubliera surtout le début du Crépuscule, lorsque les lumières s’allument dans la salle – au lieu de s’éteindre. Ainsi, le nocturne des Nornes, puis le sinistre retour d’Alberich dans le palais des Ghibichungen, enfin la chasse fatale de Siegfried et la dernière ronde des Filles du Rhin, apparemment célèbrent un théâtre et ses spectateurs, toute une civilisation fondée sur le mythe de l’opéra et l’opéra du mythe ; mais en même temps l’interpellent, l’interrogent, restituant à l’opéra une dimension éthique trop souvent oubliée.
La passion pour la musique
Scrupuleusement projeté en deux volets (le Prologue et la première Journée en 2010, les deux dernières entre l’automne et le printemps 2012-2013), puis repris pour clore les célébrations de l’année Wagner à La Scala, L’Anneau du Nibelung restera un des projets marquant l’ère de Daniel Baremboim à la direction musicale du théâtre milanais. Preuve en est fournie par une distribution qui a évolué au cours des années, entre Berlin et Milan, composée de spécialistes capables d’une belle fluidité et d’un remarquable esprit d’ensemble. Il y a, certes, un bémol majeur, dont on regrette la présence dans les deux dernières Journées : le Siegfried de Lance Ryan est héroïque à souhait, sur scène, mais son registre aigu est usé, tendu, étiré et vire trop fréquemment vers le parlé. De même, on aurait pu repérer une Erda plus poignante qu’Anna Larsson, en panne d’harmoniques et de conscience prophétique.
A ces deux exceptions près, on admire la vivacité – on dirait même la sinuosité – vocale des trois Filles du Rhin, guidées par une rayonnante Aga Mikolaj, le caractère et la luminosité d’Anna Samuil, d’abord Freia puis Gutrune, et la somptueuse, royale Fricka d’Ekaterina Gubanova, protagoniste d’une digne confrontation au deuxième acte de La Walkyrie. Trois Wotan se succèdent au cours des opéras où il figure, et la palme du meilleur revient sans doute à René Pape, engagé pour la première Journée, où il fait preuve d’un panache juvénile et ardent, quitte à retrouver le velours caressant de l’émotion paternelle lors des adieux à Brünnhilde dans la scène finale. Michael Volle arrive fatigué à la fin de L’Or du Rhin, alors que Terje Stensvold est peut-être la meilleure solution pour Siegfried, voix assez claire mais parfaitement gérée pour composer un portrait de grand seigneur lors des dernières pérégrinations du dieu sur la terre. Artiste toujours très apprécié par Baremboim, Gerd Grochowski est un Gunther parfait, tout comme l’excellent Fafner d’Alexander Tsymbalyuk mérite de survivre au Fasolt de Iain Paterson, qui affiche des problèmes d’intonation. Mais les deux triomphateurs dans le registre grave sont assurément Mikhail Petrenko, d’abord imposant Hunding puis Hagen aux accents nobles et impérieux, et surtout Johannes Martin Kraenzle, Alberich insinuant et perfide, alter ego et antagoniste de Wotan jusqu’à la terrifiante vengeance finale. Ajoutons trois ténors de haut niveau : Stephan Rügamer est un Loge en crescendo au cours de L’Or du Rhin, voix homogène et timbrée particulièrement efficace pendant la scène du Nibelheim, même si un brin d’ironie aurait sans doute contribué à enrichir la psychologie du personnage ; Peter Bronder est un ténor aigu idéal pour le rôle de Mime, auquel il confère une présence mercuriale, véritable mauvaise herbe dans le jardin des Nains ; et Simon O’Neill, qui s’impose en Siegmund par la chaleur d’un timbre corsé, l’élan des aigus, le lyrisme vibrant de l’appel au père et de l’hymne au printemps. Passage des plus impressionnants, où il s’unit à la Sieglinde passionnante et passionnée de Waltraud Meier, habitée par ce personnage avec un sens de la mesure remarquable. Dépourvue de tout sentimentalisme, elle cisèle son personnage grâce à une maîtrise vocale parfaitement soutenue par les transparences orchestrales tissées par Baremboim : et les violes bercent sa reprise de la découverte du printemps – et de l’amour – dans une page mémorable d’abandon élégiaque et nostalgique. Avant le crépuscule, elle sera Deuxième Norne mais surtout Waltraute écœurée et fière, avec une ligne de chant indomptée et un phrasé émouvant, lorsqu’elle évoque le dernier sourire du Dieu. Et avec elle on applaudit l’autre découverte de ce Ring, l’époustouflante Brünnhilde d’Iréne Theorin. Véritable walkyrie, elle s’empare de ce personnage redoutable avec une vigueur et une énergie impressionnantes. Certes la première Journée la voit forcer sont registre aigu – les do de ses « Hojotoho ! » sont à la limite du cri – mais dès que s’installe un ton plus lyrique, elle devient liederiste raffinée dans le grand duo d’amour de Siegfried, puis héroïne flamboyante à l’heure de l’amour et de la vengeance : le pianissimo sur lequel elle entame son « Ruhe, du Gott ! » annonce le commencement de la fin tout comme l’ardent désir d’une palingenèse générale.
Raconter ces mondes, les passions qu’animent dieux et hommes est bien la tâche que Daniel Baremboim remplit avec une attention aux détails des textures orchestrales, à la création de masses sonores capables d’évoquer matières et formes, sentiments et pulsions. Et alors on soulignera les transparences des cordes opposées à la virulence magmatique des cors, lors de la création du monde, tissant un dialogue entre thèmes qui s’assombrit lorsque l’idée de l’or se présente enfin à l’esprit des dieux et devient le moteur de l’action. La palette sonore s’enrichit, au cours des trois Journées qui suivent, et devient de plus en plus épaisse, matière encore ouverte aux suggestions de la nature – la fin du premier acte de La Walkyrie, du deuxième de Siegfried – puis vertigineusement dense lors des dernières pages orchestrales, avant un épilogue où le son atteint les frontières du bruit, du geste expressionniste : et submerge le monde pour s’éclore à l’espoir d’un renouveau global. La recherche de Cassiers trouve ici son point de suture avec l’univers sonore de Baremboim : lorsque les passions humaines se subliment dans la passion pour la musique, dernière planche de salut avant le crépuscule du monde.
G.M.
Lire aussi nos volumes consacrés au Ring : L’Avant-Scène Opéra n° 227-230
Siegfried. Photos : Brescia/Amisano, ©Teatro alla Scala.