Patricia Petibon (Ginevra).
Pour royaume d’Ecosse, une petite communauté insulaire ; pour Polinesso – ce courtisan parvenant à détourner le Roi de sa propre fille –, un hypocrite pasteur prêchant une morale rigoriste et misogyne en vrai Tartuffe pernicieux : la mise en scène de Richard Jones n’observe textuellement rien du livret d’Antonio Salvi – inspiré de L’Arioste et situé dans l’univers de la chevalerie médiévale – mais en respecte fondamentalement tout, des rapports entre personnages aux enjeux dramaturgiques de leurs mésaventures. Dans cette petite maison de pêcheurs (scénographie de Ultz), où le temps semble s’être arrêté en plein cours du XXe siècle (la servante Dalinda s’habille seventies mais manie encore le broc et la cuvette) et où le repliement autarcique uniformise les physiques et les looks, l’honneur de la lignée et la transmission du patrimoine sont aussi essentiels que dans une cour royale. A l’aide d’une direction d’acteurs très affûtée, Richard Jones parvient d’ailleurs à donner une épaisseur aux ellipses les plus abruptes du texte : pourquoi le Roi, ce père aimant, est-il si vite convaincu de la dépravation de sa fille, et Ariodante avec lui ? — parce que le complot de Polinesso touche au cœur une société basée sur l’honneur du mâle et la virginité de la « femelle », pécheresse originelle. Mais aussi : comment accepter le lieto fine de convention qui, une fois le complot déjoué, reprend les festivités de mariage interrompues à l’endroit laissé, comme si l’affront et la blessure infligés à Ginevra s’effaçaient par magie ? — impossible, nous dit Richard Jones, et sa Ginevra partira sur les routes, en rupture de ban, pendant les célébrations. Enfin, la mise en scène propose une solution originale et efficace aux danses françaises dont Haendel a parsemé sa partition : quelques quadrilles de cour écossais chorégraphiés par Lucy Burge, mais surtout des pantomimes de marionnettes (Finn Caldwell) figurant Ariodante et Ginevra, aussi touchantes (acte I) que cruelles (acte II), et d’une incroyable expressivité. Précisons pour terminer que le timing scénique, géré au cordeau dans son rapport avec la musique – qu’il s’agisse des déplacements de groupe ou de la vie intérieure d’un da capo –, est remarquable.
En fosse, le Freiburger Barockorchester délivre un Haendel aux coloris variés, âpre ici, raffiné là, sous la direction d’Andrea Marcon qui favorise les enchaînements fluides – et parfois périlleux pour la mise en place, quand les hémioles sont coulées dans le mouvement. Au point que le public hésite parfois à applaudir à la fin des arias, alors que le plateau vocal le mérite amplement. Si la projection de sa vocalisation est plus ténue que le reste de son chant, l’Ariodante de Sarah Connolly est très stylé et émouvant, d’une grande candeur juvénile. Patricia Petibon insuffle à sa Ginevra une folie doublement dangereuse : dans un sens, parce qu’elle risque de faire passer l’interprète devant le personnage (trop d’attraction vers les contre-notes, trop d’intentions son après son) ; mais dans un autre, parce qu’elle y délivre un jusqu’au-boutisme sans apprêt. Sonia Prina assume crânement un timbre peu amène et s’en fait un outil expressif au service de l’antipathique Polinesso ; son travesti est d’une troublante crédibilité, et sa jubilation à se faire détester semble lui inspirer une vocalisation diabolique. Sandrine Piau est une Dalinda de luxe, fragilité nerveuse et maîtrise du style tout ensemble. Ajoutez un Roi profondément humain et bien chantant (Luca Tittolo) et un Lurcanio de belle école (David Portillo), ainsi que des chœurs remarquables tant musicalement que théâtralement (les English Voices), et cet Ariodante à première vue iconoclaste se mue en vraie réussite, qui augure bien du cycle Haendel qui se poursuivra, lors de l’édition 2015, avec Alcina.
C.C.
Lire aussi notre numéro consacré à Ariodante : L’Avant-Scène Opéra n° 201
Les marionnettes de Ginevra et Ariodante (acte I). Photos : Pascal Victor / ArtComArt.