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Matthias Goerne.

A Aix-en-Provence, William Kentridge – plasticien, vidéaste, dessinateur… artiste, tout simplement – avait offert en 2011 une mise en scène moderniste et foisonnante du Nez de Chostakovitch. Cet opéra de l’absurde trouvait alors un écho parfait dans le langage à la fois ludique et sombre du Sud-Africain. Cette année, le Festival lui a proposé un exercice différent et plus inattendu, une forme brève a priori non scénique : le cycle de Lieder de Schubert du Voyage d’hiver (1827). Une alchimie comparable a fonctionné, mettant en jeu l’insondable tristesse qui se dégage du travail visuel de Kentridge – permanent palimpseste d’images données et reprises, s’effaçant de nos regards comme le sable coule entre les doigts –, et ce deuil douloureux que constitue le Winterreise, égrené en 24 poèmes de Wilhelm Müller – autant de stations d’un chemin d’adieu au monde.

En deux murs-écrans placés derrière les interprètes, la scénographie de Sabine Theunissen joue des éléments chers à Kentridge (le papier, le journal, l’affiche, le collage) et devient le support de projection d’un montage vidéo riche et volubile. L’animation d’un dessin en train de se faire puis de s’effacer, des figures de solitude noire ou, au contraire, de tendresse humaine, la préciosité des choses simples du quotidien, sa fuite inaltérable pourtant, toute lutte vaine… : rien ne vient surligner la musique ou le mot ni ne rivalise avec eux, mais tout se pose en un contrechant intime, comme si le cycle de Lieder, de duo, était devenu trio où l’image tient sa partie propre en dialogue avec Schubert et Müller.

Sur scène, Matthias Goerne délivre un Winterreise halluciné, que le piano de Markus Hinterhäuser partage, sachant faire de la clarté de jeu une dureté cruelle, de la légèreté du son un évanouissement brutal, tous deux osant une liberté de tempo comme happante, au bord du gouffre. D’un timbre assez laryngé, Goerne crée des couleurs inouïes, hululements lunaires ou cris d’effroi absolus, audaces de pianissimi flûtés et maîtrise confondante des registres jusque dans des allégements périlleux. Très incarné, mouvant son corps dans l’accablement ou l’offrande, son chant ajoute le théâtre à la ciselure intellectuelle des intentions, et hypnotise.

Au soir du 8 juillet, seule la bêtise crasse de certains membres du public, possesseurs de téléphones portables pourtant amplement prévenus – y compris par Bernard Foccroulle lui-même – mais totalement oublieux de leur devoir envers les artistes, a rompu la magie. Au bout de la troisième (!) sonnerie, le baryton dut s’interrompre et menacer d’arrêter son récital. Il est également accablant de voir des bavards impénitents si peu au fait du chef-d’œuvre programmé et de ses enjeux : inconscients de ce que le Winterreise représente, et de ce que l’interpréter représente aussi – simples consommateurs de soirée musicale, aussi peu concentrés qu’au moment d’appuyer sur la télécommande du poste de télévision. Tout à l’inverse, le digne message lu avant le récital par une intermittente, porte-parole des artistes et techniciens du Festival ayant décidé de jouer plutôt que de faire grève et explicitant leur position avec un beau courage, questionnait justement notre regard sur cet art et ses artisans aujourd’hui malmenés.

De quoi éteindre son téléphone, écouter les « joueurs de vielle », et réfléchir.

C.C.


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Markus Hinterhäuser et Matthias Goerne. Photos : Patrick Berger / ArtComArt.