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Anna Larsson (Géa) et Franz-Josef Selig (Pénée).

 

Trop rare Daphné – comme beaucoup d’antiquités straussiennes, aucune n’atteignant à la notoriété d’Elektra ou d’Ariane à Naxos. Si Marek Janowski l’a donné en concert au Châtelet, combien de fois l’a-t-on représenté en France ? Un bel opéra pourtant que cette « tragédie bucolique en un acte », un des plus beaux rôles de soprano straussien aussi. Certes Hofmannsthal ou Zweig auraient commis un meilleur livret, mais l’un était mort, l’autre juif et banni. Zweig intervint d’ailleurs dans son élaboration, Clemens Krauss également, tous venant à la rescousse d’un Joseph Gregor aux dons de librettiste limités. Créé en 1938 par Karl Böhm, son dédicataire, Daphné précéda Capriccio – composé entre les deux, L’Amour de Danaé ne fut révélé au public qu’en 1952. C’est un beau sujet pour le metteur en scène que cette métamorphose de la nymphe en laurier – « daphné » en grec. A l’étreinte amoureuse, elle préfère la fusion avec la nature, se refusant aussi bien au berger Leucippe, son compagnon d’enfance, qu’à Apollon, venu déguisé en vacher à la fête de… Dionysos et aussitôt épris de la jeune fille. Le dieu tuera son rival mais, pris de remords, préservera la pureté de Daphné en lui donnant la forme de l’arbre dont les feuilles distinguent les héros.

On voit à quel point l’opéra se charge de symboles. Alors que la nuit est depuis cinq ans tombée sur l’Allemagne, il incarne aussi une forme d’évasion – d’aveuglement, disent certains – à travers le retour aux sources d’une culture à laquelle, de Goethe à Nietzsche, s’était abreuvée la pensée germanique. Or Patrick  Kinmonth se contente, très sagement, d’une production naïve et littérale, à partir d’un décor rupestre assez carton-pâte où perce le souvenir des Bergers d’Arcadie de Poussin – jusqu’au « Et in Arcadia ego » inscrit sur le tombeau. L’eau coule du ruisseau, on se lutine pendant la fête de Dionysos : ni mise à distance ni actualisation... aucune idée, au fond. Le metteur en scène reste désespérément au ras des mots et des notes, la filiation revendiquée avec le théâtre baroque n’apparaissant guère. En un mot, les enjeux de l’œuvre lui échappent – et que cette direction d’acteurs très convenue, pour ne pas dire indigente, laisse sur sa faim !

Rien de tel, heureusement, du côté de la fosse. Il faut tendre l’arc du drame, tenir un orchestre nombreux, fluidifier une pâte sonore très dense même si elle s’allège parfois d’elle-même dans une polyphonie chambriste – on pense à la fois à Ariane et, pour les orages, à la Symphonie des Alpes… Tout cela, Hartmut Haenchen le fait avec maestria, préservant les droits d’un théâtre que le livret rend improbable et que certains oublient. Direction volontaire mais qui fait palpiter les raffinements de l’orchestre straussien, grâce aussi à la complicité virtuose des musiciens du Capitole – on aime le fruité des bois, naturellement sollicités pour une partition « bucolique », l’homogénéité des cordes : la métamorphose est magnifique. Les chanteurs se montrent plus inégaux. Strauss, une fois encore, malmène ses ténors : plus mozartien, Leucippe n’en a pas moins souvent sa tessiture sous tension ; plus vaillant, Apollon descend du Bacchus d’Ariane, tout en le dépassant dans l’aigu. Roger Honeywell et Andreas Schager, malheureusement, hurlent leur rôle, chacun à leur façon. Pauvre Daphné… à qui Claudia Barainsky prête d’abord une voix peu assurée, beaucoup plus stable ensuite, à la mesure de ce rôle écrasant de soprano lyrique aigu, pas rossignol pourtant, agile et solide. Sans avoir dans le timbre du cristal ou du miel, elle assume l’innocence lumineuse de la nymphe avec un beau phrasé et de jolies vocalises pour la scène finale. Ses parents sont mal appariés : si Géa, un des emplois les plus graves du répertoire, révèle une Anna Larsson impressionnante par la profondeur du timbre, Franz-Joseph Selig paraît fatigué et charbonneux en Pénée. Servantes, pâtres, les rôles secondaires sont fort bien tenus.

C’est donc inégal, mais comme on sait gré au Capitole, en cette année Strauss, d’avoir ressuscité Daphné !  

D.V.M.


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Claudia Barainsky (Daphné). Photos : Patrice Nin.