Susan Graham (Anna Leonowens) et Lambert Wilson (le Roi du Siam).
Un nouveau musical vient égayer le printemps parisien au Théâtre du Châtelet : The King and I de Richard Rodgers (1951), sur un livret d’Oscar Hammerstein II – rien moins que les créateurs de cinq des plus grands classiques du genre, si l’on ajoute Oklahoma !, Carousel, South Pacific et The Sound of Music (La Mélodie du bonheur).
De ce Roi et moi, on connaît en France surtout le film qui en fut tiré en 1956, avec Yul Brynner dans le rôle du roi du Siam et Deborah Kerr dans celui de la gouvernante anglaise qu’il embauche pour instruire ses enfants. Tiré du récit biographique mais idéalisé de Margaret Landon racontant l’expérience d’Anna Leonowens à la cour de Siam dans les années 1860, l’ouvrage de Rodgers et Hammerstein est un mélange d’action naïve (les amours contrariées de Tuptim et Lun Tha), de scènes de genre divertissantes voire spectaculaires (le défilé des – 67 ! – enfants du roi, la leçon de géographie, le ballet d’après La Case de l’oncle Tom), de clichés coloniaux plus ou moins assumés ou, à l’inverse, contrariés – d’autant qu’ils ne sont pas les mêmes en 1862 (temps de l’action), 1951 (temps de la création) ou 2014 (temps de la représentation)... On peut certes trouver l’ouvrage moins fluide que The Sound of music, et ses enjeux moins dramatiquement prenants. Mais la partition de Rodgers, orchestrée par Robert Russell Bennett, regorge de pépites mélodiques (la barcarolle « Don’t cry, young lovers » est un bijou) et de pages orchestrales au dessin chatoyant et à l’orientalisme parfois moderniste – on doit ces dernières à la compositrice Trude Rittmann, trop méconnue.
A la tête de l’Orchestre Pasdeloup, James Holmes leur rend justice, de même que les chœurs préparés avec soin par Stephen Betteridge et les danseurs faisant revivre ici la chorégraphie originale de Jerome Robbins sous la houlette de Peggy Hickey. La palme de la production revient peut-être en premier lieu aux décors de Jean-Marc Puissant, réussissant la quadrature du cercle en offrant du palais royal une vision à la fois somptueuse et sans surcharge, toute d’ors patinés, de cloisons mobiles et de teintes de cendre ou de sang, enflammées sous les lumières de Rick Fisher. Les costumes de Sue Blane revisitent joliment les canons du genre en opposant crinolines et uniformes aux vêtements traditionnels. Si Je Ni Kim (soprano délicieux en Tuptim) et Lisa Milne (remarquable Lady Thiang au chant velouté et émouvant) font valoir des timbres pleinement classiques dans leurs personnages avant tout élégiaques, on ne peut s’empêcher de regretter que Susan Graham (Anna) ne se défasse pas plus aisément de ses colorations opératiques, notamment dans son bas-medium : le rôle possède certes des moments de pur lyrisme, mais aussi beaucoup d’autres pages demandant une plus grande proximité des timbres parlé et chanté. Son chant est alors trop lissé, et l’interprète un rien surveillée ; elle se lâche pourtant avec humour dans sa grande scène de colère*. Quant au Roi de Lambert Wilson, il apparaît soigneusement démarqué du souvenir de Yul Brynner : moins séducteur, plus inquiet, bourru et fier à la fois ; après une entrée à la mise en place délicate, l’interprète assume avec panache ce rôle très vocal et en négocie finement les aspérités.
Outre son sens évident du tableau, Lee Blakeley – dont on a pu apprécier, au fur et à mesure des années, les quatre Sondheim au Châtelet – met en scène la part d’humour de l’ouvrage comme son côté doux-amer, notamment grâce à l’attention portée au prince Chulalongkorn et à Louis, le fils d’Anna. Au final, on est gagné par la production qui, malgré son rythme un peu languissant, réveille en nous une âme d’enfant : on s’émerveille des belles images, on s’amuse des situations cocasses, on s’émeut aussi des finesses distillées çà et là – et cetera, et cetera, et cetera…
C.C.
* Signalons que Christine Buffle assure le rôle en alternance pour sept représentations.
Le ballet de l'acte II. Photos : Marie-Noëlle Robert / Théâtre du Châtelet.