Francesco Demuro (Alfredo) et Diana Damrau (Violetta).
On attendait de la nouvelle production de La Traviata mise en scène par Benoît Jacquot le même saisissement esthétique qu’avec son Werther de 2010. Le compte n’y est pas, et pourtant les principes de base, indiscutables dans leur élégance, restent inchangés : un classicisme épuré, et un soin tout particulier apporté aux lumières – celles d’André Diot subliment ici les imposants éléments de mobilier Second Empire comme égarés sur le plateau nu (décors de Sylvain Chauvelot), imposant à l’esprit une permanente dialectique entre surcharge et abstraction, mais empêchant aussi la cristallisation d’une véritable atmosphère.
Violetta est ici Olympia : peau, crinoline et draps de satin d’un même ivoire, tableau de Manet suspendu dans ses appartements – et Annina en esclave noire à ses côtés. Le scandale du Salon de 1863 (un nu pas assez idéalisé, et qui ose regarder en face le spectateur !) se fait l’écho du regard de la société sur la demi-mondaine : utilitaire (et saine), on l’accepte ; trop intime (et malade), on la repousse. Société mâle, du reste : les chœurs chez Violetta sont uniformisés – redingote et haut-de-forme – en une armée de bourgeois-boursiers alignée en muraille impénétrable. Point de fête ici, mais déjà la prescience de la fin. Tout comme au II, où la moitié du plateau « campagnard » (un seul et immense arbre – superbe, au demeurant !) est dévorée par le grand escalier somptuaire de chez Flora, menaçant dans l’ombre ce fragile bonheur. Les hommes-corbeaux reviendront, muets, pour le Carnaval du III, contredisant la musique en une image forte – « la Mort, toujours la Mort. »
Reste pourtant que, de ces idées justes et pertinentes, peine à se dégager un geste théâtral fluide : elles sont trop surlignées, ou alourdies par l’immensité de Bastille, ou bien encore amoindries par d’autres choix plus erratiques (Alfredo chantant du premier balcon et en pleine lumière : quid de l’effet de lointain et de souvenir que son intervention devrait alors créer ?) ou sans suite (les travestis chez Flora, sans vraie nécessité). Sans doute aussi la direction d’acteur est-elle en cause, académique et lapidaire dans ses grandes lignes. Le tout aboutit à une mise en scène ni creuse ni gênante, mais manquant de vie intérieure.
Musicalement, heureusement l’oreille est plutôt à la fête. Daniel Oren déploie sa direction expressive et expansive : on n’est pas toujours séduit par son goût des tempi distendus ou survoltés, alternés selon une houle au rubato extrême et qui confinent ici ou là à la performance. Mais son geste sûr, son attention au plateau, son sens du théâtre musical, font mouche, malgré quelques timidités des chœurs (à leur entrée) ou imprécisions des bois (« Ah fors’è lui ») au soir de la première. D’un plateau de comprimari à la belle homogénéité (Anna Pennisi en Flora, Cornelia Oncioiu en Annina ou Nicolas Testé en Grenvil, notamment) se détache un trio de protagonistes de haute qualité. Francesco Demuro est un Alfredo sûr et fin musicien, malgré un chant trop larmoyant (et, conséquemment, quelques aigus en hoquet) et un timbre au grain très serré. Ludovic Tézier est un Germont magistral : timbre, profondeur du chant, ligne et sens du style sont à se pâmer. Pourquoi donc couper sa cabalette de « Di Provenza il mar » ?! Quant à Diana Damrau, elle prouve une fois de plus qu’elle est bien autre chose qu’un soprano léger aux ambitions démesurées. La colorature est certes la figure de proue de sa voix, et démontre brillant et précision dès que nécessaire. La technicienne, d’ailleurs, connaît ses graves et arrondit son médium – où seule une petite tierce basse, ténue, peine à se projeter, compromettant quelques phrases du duo avec Germont. Mais quel art, aussi, de la nuance et de la prise de risque : sa Violetta sait exprimer des émotions en creux qui suspendent l’auditoire. Ce qui, à Bastille, est en soi une victoire.
C.C.
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Les Zingarelle et les Matadors chez Flora. Photos : Elisa Haberer / OnP.