OEP393_1.jpg
Laurent Kubla (Il Conte di Ceprano), Roberto Covatta (Matteo Borsa), Dimitri Platanias (Rigoletto), Jean-Luc Ballestra (Marullo).

 

Vesti la giubba e la faccia infarina…

Avec la nouvelle production de Rigoletto, jouée à guichets fermés pour toutes les représentations, la Monnaie de Bruxelles a achevé une réflexion sur la « trilogie populaire » de Giuseppe Verdi centrée autour des célébrations de 2013 pour le bicentenaire de la naissance du musicien : d’emblée, il faut dire que peu de théâtres en Europe ont élaboré un projet si ambitieux, visant à mettre en lumière la bouleversante modernité d’un théâtre musical très connu et aimé du grand public. Après Il trovatore mis en scène par Dmitri Tcherniakov comme un jeu de rôles, en 2012, puis le véritable scandale de La Traviata signée par Andrea Breth, ce Rigoletto confié à Robert Carsen se situe à mi-chemin entre fidélité aux mobiles des personnages verdiens et désir d’interroger les relations entre le texte et le spectateur contemporain. Créé au Festival d’Aix-en-Provence en juillet dernier – Chantal Cazaux en avait déjà parlé ici – et au milieu d’un long périple européen allant de l’Opéra du Rhin jusqu’au Bolchoï de Moscou en passant par Genève, ce spectacle, consciencieusement repris dans la capitale belge par Christophe Gayral, a la force et la cohérence du meilleur Carsen, son goût pour le jeu métathéâtral, toute la poésie de ses nuits étoilées. On rappellera que l’action se déroule ici dans un décor unique signé Radu Boruzescu, le chapiteau d’un cirque où Rigoletto est un clown et sa fille une trapéziste, le Duc le véritable meneur du jeu, Giovanna une simple femme de ménage.

Mais c’est justement le travail sur le personnage de Rigoletto qui s’avère très intéressant, et ce dès les premières mesures du Prélude, associées au thème de la malédiction. Sortant du rideau, le clown – le visage lourdement plâtré, un costume en noir et blanc qui est le négatif de celui de Pierrot – arrive avec un sac, qui ne contient pas le cadavre de Gilda mais bien une poupée en latex, objet érotique brandi dans un rire affreux, levé vers le ciel avec une épouvantable grimace. Grotesque et sublime se concentrent dans ce personnage, redevable tant à l’humour noir d’un Joker, lorsqu’il participe activement à l’orgie du premier acte, qu’au lyrisme mélancolique des saltimbanques de Fellini, une fois nettoyé le visage et libéré le corps d’une robe oppressante. Père tendre et aimable, il protège sa Gilda(-Gelsomina) dans une roulotte minuscule, une maison de poupée d’où elle s’échappe, libre et légère, lorsqu’elle est aux anges, « donna celeste » aimée par le Duc, et que son désir s’envole vers lui (« Col pensier il mio desir | A te sempre volerà… ») à dix mètres de hauteur du sol… Et puisque l’aspiration à un ailleurs qui s’éloigne de la terre est toujours présent à l’esprit de ces personnages, on évoquera la belle solution pour le lupanar de Sparafucile, une nasse suspendue en l’air où s’abritent des couples mal assortis, jusqu’au Duc lui-même ; et l’irrésistible poésie d’un finale où le souvenir de la mère se matérialise soudain lorsque celle-ci tombe des cieux et, dans une dernière, époustouflante acrobatie, vient recueillir sa fille mourante. Comme toujours dans les spectacles de Carsen – comme d’habitude sur un projet dramaturgique de Ian Burton –, on reste ébahi face à sa capacité narrative, à la capacité d’interpréter un texte consacré par la tradition de façon innovante – et émouvante.

Si la production s’impose rapidement, dès les premières scènes, c’est aussi grâce à une distribution de haut vol, qui a pris la relève de celle initialement prévue. Comme pour le Duc, la maledizione n’a pas produit ses effets, malgré une longue série d’accidents survenus pendant les répétitions. Dès le départ, en fait, le spectacle avait été repris en souvenir de Miruna Boruzescu, fidèle collaboratrice de Carsen et auteure des costumes, décédée juste avant la création. Pour des raisons de santé, les titulaires des rôles de Rigoletto, du Duc de Mantoue et de Monterone ont été ensuite remplacés. Dimitri Platanias, dans le rôle-titre, a été la meilleure surprise de la soirée. Le baryton grec est un Bouffon à la voix sonore et puissante, un personnage de chair et de sang qui s’impose dès le magnifique monologue du premier acte, où chaque phrase est colorée avec un sens du mot pénétrant. La vaillance de son registre aigu triomphe aisément du la bémol de la vendetta, véritable cri de guerre contre la toute-puissance de son maître. A ses côtés, Arturo Chacón-Cruz est un Duc dont on admire le cynisme et la plasticité physique, l’humour avec lequel il assume son strip-tease intégral du deuxième acte – moins ses capacités vocales, son goût vériste, son fortissimo ininterrompu et dépourvu de morbidezza. Mais il faut avouer que, spontanément sympathique sur la scène, il conquiert le public, ne serait-ce que dans sa canzone du dernier acte. La meilleure s’avère sans doute la Gilda de Simona Šaturová, remarquable pour sa voix corsée et étoffée, ses coloratures au legato exquis, la grâce et la suavité d’une jeune fille qui trouve des accents pathétiques dans un finale poignant. Tous les comprimari méritent une citation ; Giovanna, où l’on retrouve l’excellente Carole Wilson, artiste à part entière, mais aussi le Sparafucile tonnant – trop, peut-être – de Konstantin Gorny, la Maddalena séduisante à souhait de Sara Fulgoni, le Monterone monolithique de Carlo Cigni, avec Jean-Luc Ballestra et Roberto Covatta en Marullo et Borsa.

Sous la tente du cirque se glissent les chœurs de la maison, placés sous la direction accomplie de Martino Faggiani ; et avec l’orchestre tous répondent à la houlette souple de Samuel Jean, qui partage le podium avec le titulaire Carlo Rizzi. On admire leur conception de l’œuvre, car on y retrouve une logique narrative implacable, une pulsation fiévreuse qui accompagne le drame, le façonne et le structure, fait ressentir la catastrophe dès la première apparition du thème de la malédiction, véritable idée fixe hugolienne sur laquelle se fonde la tragédie. Cette direction devient le pendant idéal, une illustration soignée des lumières établies par Carsen avec Peter Van Praet, illuminant un monde sinistre, ces canailles qui préfèrent vivre dans l’ombre et le mystère. Rigoletto retrouve ainsi toute sa force et sa beauté, le souffle épique d’un romantisme noir qui célèbre l’élan et la chute, la drôlerie et l’horreur : toute la richesse du monde, y compris sa part de folie.

G.M.

Lire aussi notre numéro consacré à Rigoletto : L’Avant-Scène Opéra n° 273


OEP393_2.jpg
Dimitri Platanias (Rigoletto), Anne-Catherine Gillet (Gilda, en alternance avec Simona Saturová). Photos : Bernd Uhlig.