Maxim Aksenov (Vsevolod) et Svetlana Ignatovich (Fevronia).
Kitège invisible
Morceau de choix de la programmation 2013-2014 du Liceu telle que conçue par Joan Matabosch – sa dernière avant de se voir nommé à Madrid successeur de Gerard Mortier –, Kitège vient rappeler l’incroyable histoire qui le lie à l’Opéra de Barcelone, où il fut donné quasiment sans discontinuer de 1926 à 1936, puis par quatre reprises dans l’après-guerre. Cette Légende… est à la fois le chef-d’œuvre de Rimski-Korsakov (achevé en 1904, créé trois ans plus tard) et un double défi : pour l’interprète du rôle de Fevronia, écrasant de longueur et d’intensité (notamment au cours du IVe acte, fort long et répétitif), comme pour le metteur en scène chargé de plonger dans un ouvrage qui croise mysticisme chrétien (on qualifie souvent Kitège de « Parsifal russe »), utopie panthéiste et sauvagerie barbare. Sur ces deux plans, la production barcelonaise n’a pas déçu, venant en écho des représentations en coproduction déjà montées à Amsterdam en 2012.
Svetlana Ignatovich traverse les plus de trois heures de l’opéra avec une égalité de chant et un rayonnement sans faille. Son soprano lyrique est souple et délié, plus porté sur la nuance que sur la puissance mais jamais en manque d’une expressivité profonde quoique simple, sans outrance ni démonstration. Sa Fevronia est d’une évidence tendre, et coule de source en un chant et une présence au sourire invaincu. Autour d’elle, le plateau est d’une homogène qualité : outre de multiples petits rôles bien tenus (et confiés ici à des interprètes espagnols pour la plupart), se démarquent le Vsevolod juvénile mais sans fragilité de Maxim Aksenov, le Yuri marmoréen d’Eric Halfvarson, le Fiodor déchiré de Dimitris Tiliakos, un magnifique Page visionnaire selon Maria Gortsevskaya, et les deux Tatars de Vladimir Ognovenko, Burunday superbement ambigu, et Alexander Tsymbaliuk, Bediai veule à souhait. Mention spéciale au Grichka Kuterma halluciné de Dmitry Golovnin, qui parvient à suinter une âme mauvaise tout en aimantant les regards et les oreilles – magnifique musicien et acteur. Gâtés par l’ouvrage en scènes de foule et chants d’ensemble, les Chœurs du Liceu font honneur à la partition, assumant aussi bien sa mise en place parfois complexe lors des joutes verbales du II que son atmosphère recueillie ou fervente au III. La direction de Josep Pons déploie l’orchestration de Rimski-Korsakov dans son versant le plus puissant, délaissant parfois la subtilité de touche ou les coloris plus infimes – l’équilibre fosse/plateau s’en ressent un peu.
Quant à Tcherniakov, qui sait exsuder la moelle des œuvres (Eugène Onéguine) au prix parfois de la lisibilité de ses propositions (Don Giovanni) ou de partis-pris radicaux sélectionnant tel ou tel aspect (Macbeth), Kitège est pour lui un cheval de bataille : il l’avait déjà monté en 2001 au Mariinsky de Saint-Pétersbourg (justement là où Kitège fut créé en 1907), et a replongé dedans pour cette coproduction, dont il est également le scénographe. Fidèle à lui-même, Tcherniakov nous désarçonne et nous sidère tout à la fois. Il nous désarçonne quand, après avoir joué le jeu d’un premier tableau naturaliste (superbe décor de marais brumeux, animaux poétiquement revisités par des acteurs : La Petite Renarde rusée n’est pas loin !), il nous frustre (et se frustre ?) du miracle tant attendu, pourtant clé de voûte de l’enjeu scénique de l’ouvrage : à la représentation de la disparition de Kitège, Tcherniakov préfère la synecdoque (une salle communale délabrée joue la partie pour le tout et remplace la ville entière) et la métaphore (le peuple se voile la face et s’assied, immobile : ainsi rentré en lui-même, il figure Kitège entrée en invisibilité). Mais Tcherniakov nous sidère aussi – armé d’une direction d’acteurs à l’os – quand il parvient à exprimer l’insoutenable tension existant entre la sauvagerie humaine et l’utopie mystique : les hordes de Tatars déferlent ici avec un réalisme d’autant plus effrayant qu’il reprend les codes de la violence moderne – un gang urbain sans foi ni loi massacre à tout-va et dans une sadique jubilation ; mais la céleste Kitège, devenue le refuge éternel d’une Fevronia sanctifiée, se voit réduite encore (même plus une salle collective : seulement une petite cabane dans la forêt) et traduite avec une admirable pudeur : une humble cène, partagée dans la joie simple de l’amour fraternel. Ce faisant, Tcherniakov touche à l’essence de Kitège, à l’essentiel de l’humain, et nous touche, tout simplement : « l’essentiel est invisible pour les yeux » – y compris dans Kitège.
C.C.
Voir notre numéro consacré à Kitège : L’Avant-Scène Opéra n° 162
Dmitry Golovnin (Grichka Kuterma), Svetlana Ignatovich (Fevronia) et Vladimir Ognovenko (Burunday). Photos : Antoni Bofill.