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Edgardo Rocha (Rodrigo), Cecilia Bartoli (Desdemona) et John Osborn(Otello).

 

Paris attendait depuis longtemps de revoir en scène Cecilia Bartoli qui, depuis son Chérubin de 1990 à l’Opéra Bastille, s’était uniquement produite en récital dans la capitale. Le Théâtre des Champs-Elysées fournit l’occasion de ces retrouvailles grâce à son Festival Rossini – d’avril à juin, cinq opéras du maître seront donnés en production scénique (outre Otello : Le Barbier de Séville et Tancredi) ou de concert (L’Italienne à Alger puis La scala di seta). Venue de l’Opéra de Zurich – la « maison » de Bartoli –, mise en scène par un tandem qu’elle apprécie particulièrement (Moshe Leiser et Patrice Caurier) et reposant sur un orchestre d’instruments d’époque (l’Ensemble Matheus), la production d’Otello (pas vu à Paris depuis 1986… au TCE !) se veut un écrin pensé pour elle et lui permet, de fait, d’exalter son tempérament fervent sans que jamais l’excellence vocale de son interprétation ne soit mise en danger, que ce soit par des biais scéniques périlleux ou une pâte orchestrale trop couvrante.

La stratégie serait payante à plein si Jean-Christophe Spinosi nous convainquait de son Otello comme la Bartoli nous convainc de sa Desdemona. Mais l’Ensemble Matheus s’avère souvent gris de timbres, imprécis d’attaque ou de mise en place, et son chef cède à son péché mignon : des tempi instables, parfois explicitement fluctuants mais souvent aussi involontairement relâchés. On sent le vœu de la pointe sèche, mais on aimerait plus de pastel gras en son et en présence, sans compter un trait à la fois plus net et délié.

Heureusement, le plateau vocal affiche une brochette de rossiniens grand teint et emporte la soirée haut la main. La partition de Rossini requiert une distribution à proprement parler extraordinaire car réunissant six ténors : le Maure Otello ; Iago, son âme damnée ; Rodrigo, son rival en amour ; mais aussi le Doge, un Gondolier et Lucio, le confident d’Otello (pour quelques mots seulement, ici confiés à Rodrigo). Le trio de tête des protagonistes est représenté avec vaillance et grande honnêteté stylistique par John Osborn, Barry Banks et Edgardo Rocha. Trois timbres complémentaires et bien caractérisés : Osborn, plus ombrageux et assumant pleinement la tessiture très longue d’Otello, graves de baryton et aigu formidable ; Banks, Iago clair et narquois, insidieuse mouche du coche ; Rocha, souple et plutôt velouté en amant malheureux, pas moins remarquable dans ses traits véhéments lors du duo Rodrigo / Otello – véritable combat de coqs aux ergots en forme de contre-. Peter Kálmán est un Elmiro au format vocal démesuré pour l’orchestre ici en action, Liliana Nikiteanu déploie en Emilia (un rôle bien plus important que l’habituelle « confidente ») un timbre aux profondeurs superbes, au chant digne et élevé, qui s’apparie à égalité de jeu avec celui de Bartoli. Cette dernière sert son personnage avec une palette expressive et vocale soigneusement diversifiée et conduite : l’angoisse face aux projets du père – et la voix qui s’étouffe de peur –, la mélancolie de l’amoureuse abandonnée – et un chant sur le fil qui nous délivre un Air du Saule à tomber –, le désespoir tragique de sa fin, entre sursaut et course à la mort… Une ovation finale salue la performance, à juste titre.

La production de Patrice Caurier et Moshe Leiser s’appuie sur deux principes fondateurs : l’accent mis sur le racisme qui ostracise Otello (le livret est en effet explicite à ce sujet, alors qu’il reste opaque sur la relation d’amour entre le Maure et la Vénitienne), et une transposition dans l’Italie des années 1960 – qui fonctionne. Les décors de Christian Fenouillat, les costumes d’Agostino Cavalca, posent clairement le hiatus infranchissable qui sépare le palazzo austère d’Elmiro et la tanière d’Otello, ce dernier se ressourçant dans une arrière-salle de bar à narguilé. Malgré quelques jeux de scène frôlant le sourire car mal amenés (le verre d’eau lancé à Rodrigo, la bière dont Desdemona s’asperge, les passants accourant au duel), on ne boudera pas son plaisir : cet Otello se tient, se lit, se voit, nous fait même oublier les méandres du livret (grâce au judicieux décor unique du I) et frémir à quelques belles trouvailles : l’Air du Saule déjoue son propre statut de « grand moment » en se repoétisant par la grâce d’une vieille platine Teppaz ; et la mort de Desdemona – superbement éclairée par Christophe Forey – trouve l’exact équilibre entre violence et sobriété. Les ensembles sont certes statiques – mais qui sait, peut-être est-ce grâce à cela que l’on entend dans le finale primo un concertato d’anthologie, magnifiquement restitué par un chant sur la pointe des pieds, où le silence dévore les voix en les laissant suspendues dans le vide ?

Passées les réserves, restons sur ce sentiment d’une très belle réussite d’ensemble, digne de son « double scoop » : le retour, sur les planches parisiennes, de Cecilia, et celui d’Otello !

C.C.

Lire aussi notre numéro consacré à l’Otello de Rossini : L’Avant-Scène Opéra n° 278


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Liliana Nikiteanu (Emilia), Cecilia Bartoli (Desdemona), Edgardo Rocha (Rodrigo) et Peter Kálmán (Elmiro). Photos : Vincent Pontet / Wikispectacle.