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Werner Van Mechelen (le Fils aîné), Frode Olsen (le Père), Patricia Petibon (la Seconde fille), Charlotte Hellekant (la Fille aînée), Yann Beuron (le Mari de la fille aînée), Stéphane Degout (Ori).

Philippe Boesmans est l’une des figures majeures de l’opéra contemporain, et depuis trente ans déjà fait œuvre régulière et cohérente : après La Passion de Gilles (1983), Reigen (1993), Wintermärchen (1999), Julie (2005) et Yvonne, princesse de Bourgogne (2009), voici son nouvel opus, Au monde, créé le 30 mars dernier à La Monnaie de Bruxelles. Et après Shakespeare, Strindberg ou Gombrowicz, il s’agit encore d’un texte théâtral soigneusement choisi pour servir de préalable au livret : la pièce éponyme de Joël Pommerat, créée en 2004 au Théâtre national de Strasbourg.

L’auteur se revendique de deux influences, celle du Maeterlinck de Pelléas et Mélisande et celle du Tchekhov des Trois Sœurs. De fait, on retrouve du premier l’atmosphère crépusculaire d’un huis-clos familial avec patriarche en fin de règne, et du second l’attente fébrile et sans illusion cimentant une fratrie en déshérence. Surtout, le texte de Pommerat est riche de deux qualités : une galerie de personnages complexes, difficilement cernables mais toujours stimulants à pénétrer ; et un portrait choral qui, en les aimantant les uns aux autres, les englue certes en des relations glauques et mortifères, mais en autant de non-dits et d’ambiguïtés qui reconduisent en permanence l’intérêt du spectateur sans jamais lui donner des réponses pour acquises.

En scène, donc, le père, marchand d’armes qui veut passer la main et glisse peu à peu dans la démence sénile ; le fils aîné, passif et falot, qui se voit préférer comme héritier de la dynastie son cadet Ori ; celui-là, attendu (comme « Oreste »…) par ses sœurs après cinq années passées au combat, dont la reconversion dans le civil promet d’être houleuse (ne serait-ce pas lui, l’assassin du quartier qui fait chaque nuit une nouvelle victime ?) et que menace une cécité précoce ; et les « trois sœurs » : l’aînée, altière oisive et enceinte (d’Ori peut-être, dont elle semble incestueusement proche), la cadette qui couve chacun de son inquiétude maternelle, à la fois exaltée et coupable (elle voudrait tant que tous se « réalisent » comme elle… vedette de programmes télé avilissants de bêtise), et la benjamine, adoptée pour suppléer à la mort de la petite dernière (qui s’appelait Phèdre !) et rongée à ce titre de troubles identitaires – le Père d’ailleurs peine à la reconnaître comme sa fille, ce qui ouvre une seconde piste incestueuse. Parmi les « pièces rapportées » encore, deux autres : le mari de la fille aînée, visionnaire au petit pied qui reprendrait volontiers les rênes de l’entreprise ; et une mystérieuse domestique qu’il a installée à demeure pour aider sa femme.

On verra dans ce dernier rôle, parlé, l’une des clés de l’ouvrage, tant ses interventions semblent ritualisées et cryptiques. La « femme étrangère » s’exprime dans un langage que personne ne comprend ; mais qui a reconnu le basque (la comédienne est Ruth Olaizola) pourra ressentir, dans sa profération jetée à la face de cette famille survivant du commerce de la mort, comme l’écho des voix martyres de Guernica. Quant à Boesmans, lui aussi a conféré un rôle fondamental au personnage. Les deux heures de l’opéra sont en effet ponctuées de moments mi-oniriques, mi-parodiques, au cours desquels Ruth Olaizola mime, en karaoké face-public, la chanson My Way. Tous les codes alors sont retournés, distordus : le déhanchement lascif de l’interprète est incongru, la voix off est masculine et lyrique – doublement hors-jeu –, la lumière théâtralise la scène plus que de raison. Sous la plume d’un compositeur qui manie la référence, le clin d’œil voire le pastiche, avec virtuosité et ludisme, ce choix ne peut être anodin. Or My Way, tube planétaire glorifiant le self made man dans sa version Anka/Sinatra (« I did it my way »), n’est, dans sa version originale (Comme d’habitude), qu’un amer constat des faux-semblants. De fait, que ne font-ils tous ici, à part « faire semblant » d’être « au monde », chacun à « sa manière » – le diriger, le massacrer, le divertir, le repeupler, l'habiter ? Devant ces instants à l’artifice outré, on songe au film Mulholland Drive de David Lynch et à son troublant révélateur central : le cabaret Silencio, son interprète lacrymale et factice, et son play back vénéneux.

Envoûtante, la musique de Boesmans l’est, sachant aussi bien bâtir une dramaturgie vocale plurielle – l’épine dorsale de la distribution est le rôle de la Seconde fille, que Patricia Petibon tient avec vaillance et flamboyance – que séduire l’auditeur. Boesmans ne nous refuse ni la mélodie ni même la tonalité, souvent dans son versant mineur pour mieux servir une réflexion sur l’expressivité et son revers. L’orchestre est foisonnant, dans un régime de tensions et détentes à la plasticité organique dont la direction de Patrick Davin est un reflet physique. Autour de Patricia Petibon (relayée pour deux représentations par Ilse Eerens), Frode Olsen est un patriarche défait, haute silhouette fantomatique, voix caverneuse qui dit déjà la fin ; Stéphane Degout conserve à Ori toute l’intériorité de ses secrets malsains, et Werner Van Mechelen est impeccable en autre frère discret ; Yann Beuron joue le fat avec une candeur à gifler ; Fflur Wyn est une benjamine au cristal blessant, et Charlotte Hellekant une aînée au mezzo profond, insondable.

Au monde est à l’image de sa scène finale, qui se dilue dans le silence en prenant soin d’éviter tout effet, et suscite même le malaise en retenant l’envie d’applaudir : il nous laisse inquiet, intranquille, et continue sa route obscure dans les tréfonds de l’auditeur, soulevant ci et là une houle souterraine de questions et réponses apeurantes. Une œuvre en marche.

C.C.

En coproduction, Au monde sera présenté à l’Opéra-Comique du 22 au 27 février 2015.


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Charlotte Hellekant (la Fille aînée), Fflur Wyn (la Plus jeune fille), Patricia Petibon (la Seconde fille). Photos : Bernd Uhlig.