Kimy Mc Laren (Cendrillon).
Stephen Sondheim, chapter 4. Après la comédie d’atmosphères A Little Night Music (en 2010), le thriller Sweeney Todd (2011) et l’essai esthético-existentiel Sunday in the Park With George (2013), le Châtelet nous fait découvrir un nouveau musical du maître, tout aussi inclassable que les précédents : Into the Woods (créé en 1987 à Broadway sur un livret de James Lapine) est un exercice de déconstruction qui entremêle de multiples contes de fées et détourne la convention du happy end (anticipé ici à la fin de l’acte I) pour lui préférer une réflexion sur le libre-arbitre du personnage (c’est l’acte II, qui oblige les héros à réagir à de nouveaux ingrédients inattendus, notamment l’attaque d’un Géant, et ne craint pas de tourner au jeu de massacre).
Comme pour Sunday…, la part théorique de l’exercice place le second acte en position de faiblesse par rapport au premier. Car tout le début est jubilatoire : qu’il s’agisse de relooker les personnages de notre enfance avec un zeste de psychanalyse ajoutée (un Petit Chaperon rouge hyperactif auquel le Loup ferait bien subir quelques préliminaires avant de la croquer…), d’organiser leur rencontre incongrue (Jack et son Haricot magique croisent ainsi Cendrillon ou Raiponce ; passent même par là les Trois Petits Cochons), ou de se moquer délicieusement des poncifs du genre (deux Princes fats qui font assez peu rêver, une Belle dans sa tour qui lance mécaniquement la même vocalise languide à chaque apparition…), la recette prend et amuse beaucoup. Sondheim sait glisser de la parole au chant de façon insensible, y compris par des moments de parole rythmée que le slam ne renierait pas ; l’orchestre est coloré et plein d’humour lui aussi, et les numéros d’acteurs ou d’ensemble sont au rendez-vous, à commencer par les scènes de la Sorcière, grandioses et cocasses à la fois, riches en second degré, ou par la « petite musique » motorique et marquante qui nous entraîne « au fond des bois ». Après un tel début, difficile de maintenir le rythme et l’esprit : le second acte surligne trop son objectif par ses dialogues, et son côté Dix Petits Nègres, qui voit les personnages disparaître un à un ou presque, n’est pas complètement assumé.
C’est à nouveau à Lee Blakeley que le Châtelet a confié la mise en scène de ce nouveau Sondheim parisien. La première réussite de la production est sa scénographie : Alex Eales crée un décor de forêt profonde et accidentée, où une tournette vient renouveler constamment les perspectives et les reliefs. Belles lumières d’Oliver Fenwick sur ce sous-bois de pleine lune ou de brume brocéliandesque, et marionnettes animalières très poétiques de Max Humphries. Les costumes de Mark Bouman savent être ludiques (des Princes d’opérette !), caractérisés (le Petit Chaperon rouge, gamine délurée qui devient sexy sans le savoir), et joliment harmonieux tout à la fois. Le Châtelet réunit par ailleurs une équipe musicale homogène : sous la baguette de David Charles Abell, l’Orchestre de Chambre de Paris défend vaillamment l’écriture de Sondheim et ses clins d’œil stylistiques raffinés, même si, le soir de la première, la mise en place pâtit de quelques décalages scène/fosse ou d’imprécision d’intonation ici ou là. Personnages-pivot du livret, la Sorcière et le Narrateur : Beverly Klein, malgré une voix au vibrato et aux tensions parfois lassants, possède un tempérament solide et tient son rang ; Leslie Clack est un beau Narrateur, mais sa voix chantée (en Homme mystérieux) reste fragile par rapport au reste du plateau. Riche en artistes partageant leur carrière entre le musical et l’opéra (la sonorisation est devenue un incontournable – on peut le regretter), la distribution (nombreuse !) est dominée par la Cendrillon de Kimy McLaren, naturelle et touchante, et le Petit Chaperon rouge de Francesca Jackson, délicieusement insupportable – mais aucun autre ne démérite, il faudrait tous les citer. Un seul regret : pourquoi diable avoir recours à Fanny Ardant en Voix de la Géante, si c’est pour « vocoder » son timbre de soie déchirée, si singulier, en le rendant méconnaissable (!) et sans même lui ajouter de puissance dans les graves… ?!
De cette belle réussite – de programmation et de production –, on reste donc surtout enthousiasmé par sa première partie, qui pourrait à elle seule former un tout formidablement drôle et inventif. « I wish… », dirait Cendrillon – mais non, ne formulons pas de vœu, on ne sait jamais…
C.C.
Au premier plan : Nicholas Garrett (le Boulanger), Kimy McLaren (Cendrillon), Francesca Jackson (le Petit Chaperon rouge), Pascal Charbonneau (Jack). Photos : Marie-Noëlle Robert / Théâtre du Châtelet.