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Pavol Breslik (Tamino) et Julia Kleiter (Pamina).

 

Créée au Festival de Pâques de Baden-Baden en mars 2013, avec les Berliner Philharmoniker placés sous la direction de Simon Rattle, La Flûte enchantée selon Robert Carsen – sa seconde, après une première vision présentée à Aix-en-Provence vingt ans auparavant – accoste à l’Opéra de Paris.

Mais le port d’accueil (l’Opéra Bastille) est bien trop vaste pour cet esquif mozartien. On regrette qu’il fasse paraître minces des voix pourtant excellemment appariées à la partition, à commencer par les sopranos légers. Sabine Devieilhe s’installe véritablement dans sa voix au second air de la Reine de la nuit ; au soir de la première et malgré des coloratures aux dynamiques stylées, elle trahit ici ou là de petits défauts de netteté et de justesse qui seront sans doute vite stabilisés. Regula Mühlemann, timbre plus fin encore, est pourtant délicieuse en Papagena. Le reste de l’équipe compose un plateau de très belle eau : Julia Kleiter (Pamina) et Pavol Breslik (Tamino) sont fruités et veloutés, jamais mièvres, souvent attachants et de haut vol ; Daniel Schmutzhard est un Papageno de grand style, Liedersänger plus que grande voix, en outre excellent comédien ; malgré son timbre somptueux, Franz-Josef Selig est un Sarastro un peu lourd dans ses attaques et sa déclamation ; excellent Monostatos, au chant subtil, de François Piolino ; belles Dames et cristallins Garçons venus de Calw en Allemagne – via Baden-Baden. Pourtant, malgré tant de talents réunis, la magie musicale n’opère que rarement, peut-être en raison de la direction musicale de Philippe Jordan qui, lui, vise à donner une Flûte à la mesure du vaisseau-Bastille : c’est parfois démonstratif, rarement jaillissant, les tempi ne sont pas complètement tenus et, du coup, la difficulté de l’ouvrage – ses aller-retour permanents entre initiation métaphysique et comédie populaire – en ressort d’autant plus fragmentée.

De sa première Flûte, Carsen a conservée l’idée d’une Reine de la nuit alliée (non sans affres) plutôt qu’ennemie de Sarastro ; le pari est tenu au prix d’une direction d’acteurs fouillée qui ajoute au livret un arrière-plan implicite – et enrichit au passage le rôle de la Reine d’une duplicité bienvenue. Mais un autre parti-pris est cette fois à l’œuvre, radical dans son épure scénographique comme dans son propos : la mort comme épreuve et comme illusion, la mort à apprivoiser pour mieux accéder à la béatitude finale. A l’image de la vidéo de Martin Eidenberger, aussi belle qu’astucieuse, qui suit mais aussi bouleverse le cycle des saisons défilant sur un immense plan fixe de forêt, cette Flûte nous parle de fin et de recommencement, débute par le deuil pour se terminer par la résurrection – ou la réincarnation, pour utiliser une notion plus syncrétique. Tamino et Pamina s’extirpent de tombes fraîchement creusées comme deux enterrés vivants, les Dames sont trois veuves éplorées, les gardiens de Sarastro font profession de fossoyeurs, les épreuves se dérouleront sous terre (beau retournement de perspective dans les décors de Michael Levine, grâce aussi aux lumières de Peter van Praet et Robert Carsen qui définissent l’espace et ses niveaux de lecture), les choristes émergeront finalement de linceuls mortuaires… et tout ce beau monde communiera avec le public dans un tableau final joyeux comme un printemps atemporel, costumes blancs sur prairie verte pour eux, pleins feux sur la salle pour nous.

Par définition souvent obscure et jouant sur les profondeurs noires, la production n’a pas la pétulance que la Flûte peut faire espérer : la palette de couleurs est restreinte, l’humour des scènes comiques (bien réel : on aime beaucoup le « verrouillage centralisé » infligé à Papageno, comme la vision et tim-burtonienne d’une Papagena comico-macabre !) est enserré dans un décor austère, la magie ne verse jamais dans l’imagerie. Du coup, le serein et lumineux tableau final fait l’effet d’une bouffée d’air frais à la sortie du sépulcre. Une Flûte en forme de traversée mentale qui, par certains côtés, met le public à l’épreuve.

C.C.

Lire aussi notre numéro consacré à La Flûte enchantée : L’Avant-Scène Opéra n° 196

ainsi que notre numéro consacré à Opéra et mise en scène : Robert Carsen (L’ASO n° 269)


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Le tableau final. Au premier plan : Pavol Breslik (Tamino), Julia Kleiter (Pamina), Sabine Devieilhe (la Reine de la nuit), Franz-Josef Selig (Sarastro), Regula Mühlemann (Papagena) et Daniel Schmutzhard (Papageno). Photos : Agathe Poupeney.