Jeanne-Michèle Charbonnet (Kostelnicka), Nicky Spence (Steva),Sally Matthews (Jenufa), Carole Wilson (Starenka).
Les enfants exilés d’Ève
Un cliquetis sourd et obsessionnel, incessamment répété par un xylophone, plante le paysage sonore de Jenufa, le chef-d’œuvre de Leoš Janácek choisi par La Monnaie de Bruxelles pour inaugurer la nouvelle année. Une image l’accompagne, circulaire comme la roue d’un moulin et pourtant ouverte à d’autres suggestions : un magnifique rideau de scène de style Art Nouveau, qui respire l’air du temps des figures féminines d’Alfons Maria Mucha, père fondateur du modernisme en Moravie au début du siècle. Et lorsque ce rideau se lève, c’est justement la Moravie – ou plutôt sa représentation esthétisée – qui imprègne décors et costumes dans un ensemble finement architecturé : les personnages à l’avant-scène, figés dans les attitudes qui les caractérisent – l’Aïeule qui file, Jenufa qui travaille en priant, Laca qui affûte son couteau ; tandis qu’une composition de danseuses, à l’arrière-plan, souligne l’action à l’aide d’une gestuelle rituelle et hiératique. Dans sa partie supérieure, à cour et à jardin, la scène est encadrée d’un kaléidoscope d’éléments décoratifs élaborés à partir des collections du peintre tchèque.
Artiste engagé parmi les plus intéressants de la dernière génération, le metteur en scène letton Alvis Hermanis – ici aidé du dramaturge Christian Longchamp – a appliqué à sa quatrième mise en scène d’opéra une méthode qui n’aurait pas déplu au compositeur, pionnier d’une recherche ethnographique dont on repère les traces dans ses œuvres : il s’est mis à « explorer le contexte historique dans lequel la partition a été écrite », non pour le représenter mais pour retrouver le « code », le style de l’époque. Qu’il a identifié à la confluence entre le modernisme naissant et les arts plastiques, inépuisable source d’inspiration pour un spectacle qui déploie toute la magnificence visuelle des Ballets Russes de Diaghilev, couplée à une tradition d’expérimentation théâtrale typiquement tchèque – on songe à la prodigieuse technique de la Laterna Magika de Radok et Svoboda à Prague – bien présente à l’esprit de la vidéaste Ineta Sipunova. Mais Hermanis ne recherche pas uniquement la beauté hypnotique des images, sur laquelle plane une touche de nostalgie tchekhovienne. Des kilomètres d’étoffes précieuses, de dentelles et de rubans, de tresses et de galons, des centaines de nœuds et de fleurs, de perles et de plumes, de broderies et de fourrures composent les costumes exubérants dessinés par Anna Watkins. Ces somptueuses, imposantes créations d’art, écho visionnaire aux traditions moraves des jours de fête, ôtent sensiblement les mouvements des personnages, étouffés dans un cocon de fulgurante beauté, opprimés sous le poids d’un contrôle social paré de toutes sortes d’ornements. Loin de la tranche de vie d’inspiration vériste, amour et désespoir, misère et allégresse sont sublimés dans les chorégraphies d’Alla Sigalova, visiblement inspirées par le Nijinsky du Sacre du printemps mais surtout par les profils des sculptures archaïques : d’où il ressort que l’adoration de la terre et le sacrifice de l’élue sont le sujet d’une réflexion qui n’appartient pas uniquement à Stravinsky mais à un mouvement beaucoup plus vaste et radical.
De cette koinè, de cette langue commune à l’Europe de l’Est du début du siècle, Ludovic Morlot, à la tête des phalanges de La Monnaie, s’avère un interprète enthousiaste et enthousiasmant, lui aussi à l’écoute de l’air du temps. Il déploie tout un camaïeu de couleurs orchestrales dont la texture épaisse pourrait être straussienne, les contrastes anguleux et saillants d’origine stravinskienne, mais ni l’une ni les autres ne coïncident avec une recherche sonore fondée sur l’importance de la parole, sur l’ostinato de cellules incessamment répétées – mais ô combien différentes à chaque fois qu’elles sont proposées. Si bien que la fosse et la scène sont parfaitement agencées et laissent la salle suspendue face au relief de tableaux vivants mirifiques où la pulsation de la vie quotidienne bat son plein.
Œuvre chorale, magnifiquement servie par l’ensemble dirigé par Martino Faggiani, Jenufa exige une distribution de haut vol, heureusement réunie à Bruxelles. Parmi les rôles secondaires, il est difficile d’oublier la sagesse austère et l’humanité compatissante de la Starenka Buryjovka de Carole Wilson, l’amitié percutante du Stárek campé par Ivan Ludlow, la bonhomie et la fatuité de la famille du Maire, Alexander Vassiliev, accompagné par sa femme, Mireille Capelle, et la Karolka piquante et pointue de Hendrickje Van Kerckhove ; mais surtout la fraîcheur de Chloé Briot, qui fait de Jano le petit frère d’Yniold, véritable moteur du dénouement de l’action. Pour l’amour de Jenufa deux ténors s’affrontent : le Števa de Nicky Spence, brûlant les planches dans un premier acte où l’ironie se mêle à l’effronterie, puis dévasté par la peur et la souffrance ; et le Laca de Charles Workman, qui semble avoir retrouvé l’éclat de ses Rossini de jeunesse, avec une facilité dans le registre aigu qui l’aide à passer de la violence à l’héroïsme ardent des mordorures du dernier duo. Imposante, gigantesque, Jeanne-Michèle Charbonnet n’hésite pas à donner à sa Sacristine des traits expressionnistes, sanguins et autoritaires, dans un deuxième acte ulcérant de vérité et de fureur, jusqu’à plonger dans une démence hallucinée, inquiétante, amère. Face à elle se pose la Jenufa de Sally Matthews, parfois en retrait dans le registre grave mais d’une fragilité émouvante, capable de bâtir un parcours émotionnel parfaitement maîtrisé. Le long souffle de sa prière du deuxième acte, où la tristesse côtoie l’espoir, convoque toute la douleur du monde, cri de désespoir d’une femme, de toute femme en détresse.
Car Hermanis, en rupture – dramaturgique, non moins qu’esthétique – avec les actes extrêmes, situe le deuxième dans un huis-clos hyperréaliste et sordide où l’on se chauffe avec une gazinière, on prie devant les icônes accrochées à des murs délabrés, on pèle des légumes, on ignore les images omniprésentes d’une télé en noir et blanc. Le froid d’un réfrigérateur poussiéreux envahit la chambre et les cœurs, jusqu’aux fenêtres derrière lesquelles on entrevoit les danseuses du premier acte, cristallisées dans le geste de se passer un bébé au bonnet rouge. Voilà pourquoi cette prière demeurera inoubliable, supplique de tous les enfants d’Ève exilés, enfants de Moravie et de Bohême, de l’Est et de l’Ouest, de l’Europe d’hier et d’aujourd’hui.
Puis le printemps reviendra, parfumé de romarin, fleuri de roses et d’amour : un rêve de bonheur en habits de deuils, aux portes d’un Éden solitaire.
G.M.
Lire aussi notre volume consacré à Jenufa : L’Avant-Scène Opéra n° 102
Sally Matthews (Jenufa). Photos : Karl und Monika Forster.