Tómas Tómasson (Der Wanderer), John Daszak (Siegfried) et Andreas Conrad (Mime).
Cohérence et probité
Le Ring, à Genève, poursuit sa route. Dieter Dorn persiste et signe : pas de concept qui parasite artificiellement la production, un travail de professionnel du théâtre, modèle de cohérence et de probité, avec une direction d’acteurs au plus près du texte – le parfait contraire du Vaisseau fantôme à Strasbourg. Du théâtre en musique, comme dans La Walkyrie. L’épopée fait plutôt place au conte, surtout au deuxième acte, dans cette forêt où sont à l’œuvre des lutins oiseleurs, dont les arbres se confondent, depuis le début de l’œuvre, avec les bras de Fafner, bientôt géant de bande dessinée à musculature de latex. Le metteur en scène privilégie résolument la dimension mythique et n’inscrit pas son travail dans l’histoire ou le présent – ce que Günter Krämer avait raté à Bastille. De la première à la deuxième Journée, le lien se maintient : Wotan est là, au lever du rideau, ainsi que les Nornes, qui poussent toujours leur sphère de paille, métaphore du monde. Comme toujours, des idées séduisent : cette sorte de gémellité, au deuxième acte, entre Alberich et Wotan, frères ennemis semblables dans leur différence et leur hostilité ; ces étreintes dans les arbres de la forêt, symbole de la vie selon la nature et d’un désir dont Siegfried n’a pas encore conscience. On reste plus réservé sur le décor, assez laid, de la dernière scène, où Siegfried, d’ailleurs, paraît trop niais et Brünnhilde trop fleur bleue. Il est vrai que tous les protagonistes, même s’ils sont hors du temps, restent ici très humains, très proches de nous, par le jeu et les voix.
Les voix, en effet, sont parfois modestes, inférieures à ce que les rôles exigent – Bastille leur serait fatal. John Daszak n’a rien d’un Heldentenor et le premier acte trahit aussitôt ses faiblesses. Mais il ne force jamais ses moyens, arrive à la fin en bonne santé, phrase très musicalement son Siegfried juvénile. Alors que Tómas Tómasson n’est pas davantage le seigneur du Walhalla, trop baryton, trop court de grave, il campe un Wanderer de belle allure, qui ne renonce pas vraiment à cesser d’être Wotan, jusqu’à ce que Notung brise sa lance. Petra Lang s’accommode mieux de la Brünnhilde de Siegfried que de celle de La Walkyrie : même si le grave fait parfois défaut et si l’aigu reste à la fin dangereusement limite, la tessiture est plus homogène et le « Ewig war ich », où la ligne ne dévie pas, tient ses promesses. Andreas Conrad, en revanche, incarne un Mime parfait, pauvre hère frustré plus que bouffon hystérique, capable de chanter le rôle sans recours excessif au Sprechgesang – on se souvient qu’il avait aussi renouvelé le bègue Vašek de La Fiancée vendue, à Garnier. John Lundgren a le mordant d’Alberich, le Fafner de Steven Humes en impose, plus que l’Erda pâlichonne de Maria Radner, à laquelle on préfère l’Oiseau plein de charme de Regula Mühlemann. Bref, l’ensemble se tient et comme le metteur en scène en fait de vrais comédiens, on oublie les insuffisances de certains.
Ingo Metzmacher ménage ses chanteurs, confirmant son refus de la grandeur épique au profit d’une approche plus intimiste, plus chambriste. Si l’on veut voir en Siegfried le « Scherzo » de la Tétralogie, il suffit d’écouter son premier acte, qu’il dirige comme du Mendelssohn. La fluidité, la souplesse ne l’empêchent cependant pas d’avancer. Sauf au deuxième acte, malgré tout, où le geste est plus descriptif que narratif : la tension se relâche un peu, surtout après la dispute de chiffonniers des deux frères. Rien de tel au troisième : la direction retrouve son élan, porte irrésistiblement le drame jusqu’au triomphe de l’amour, avec une superbe transition orchestrale pour le franchissement de la barrière de flammes – et le réveil de la Walkyrie ne semble pas longuet, comme parfois. L’orchestre de la Suisse romande est plus à l’aise que dans la journée précédente : les sonorités se sont arrondies, les pupitres ont gagné en précision et en homogénéité. C’est sans doute, du point de vue orchestral, une des Tétralogies les plus intéressantes de ces dernières années, qui donne l’impression d’entendre du nouveau.
D.V.M.
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John Daszak (Siegfried) et Petra Lang (Brünnhilde).
Photos : GTG / Carole Parodi.