OEP370_1.jpg

Anna Goryachova (Ruggiero) et Myrto Papatanasiu (Alcina).


Nouvelle reprise au Palais Garnier de l’Alcina mise en scène par Robert Carsen, inaugurée en 1999 par une distribution de haut vol réunissant alors Renée Fleming, Susan Graham et Natalie Dessay sous la direction de William Christie. Depuis, la production est devenue une référence, par son élégance et son épure : la scénographie de Tobias Hoheisel fait du royaume d’Alcina un intérieur classique (sublimé par les lumières de Jean Kalman) au prestige fantomatique – salons nus, murs désolés, meubles épars –, un palais-boîte de Pandore qui peut s’ouvrir, s’éclater ou se répéter en de vertigineuses perspectives où la nature s’assume artifice. Dans cette camera chiara – qui devient oscura lors d’un finale particulièrement amer, où la victoire de Bradamante a un goût d’impossible retour au bonheur–, c’est aussi une cosa mentale qui se trouve soigneusement disposée, et donne par antithèse tout son relief à la sensualité lorsque celle-ci affleure de la musique ou des situations. Les chorégraphies de Philippe Giraudeau animent au ralenti une phalange inquiétante, celle des amants métamorphosés de la magicienne : choristes et figurants mêlés, dont la nudité est tour à tour vulnérabilité, essentialité, sexualité.

Réalisée cette fois par Christophe Gayral, la mise en scène tient aussi à sa direction d’acteurs précise qui sait habiter les longues arias de Haendel et leur da capo – le baiser y trouvant souvent une place clé –, donner une épaisseur au long cours aux personnages plus épisodiques (Melisso), ou une délicieuse touche buffa au couple secondaire formé par Morgana et Oronte, ici soubrette et valet. Si la distribution est cette fois moins médiatique qu’en 1999 ou 2004 (Orgonasova, Kasarova, Ciofi, Genaux), elle n’en est pas moins remarquablement homogène. Patricia Bardon est une Bradamante à la présence attachante, et au chant ample, profond, quoique moins projeté que le mezzo long et égal d’Anna Goryachova – un reste peut-être de la trachéite dont elle souffrait lors des premières représentations. Annoncée souffrante à son tour le soir du 30 janvier, Anna Goryachova ne laisse pourtant paraître aucune faille dans son Ruggiero à la vocalisation nette et féroce, au timbre capiteux mais tonique. L’Alcina de Myrtò Papatanasiu met du temps à convaincre : le chant semble moins adapté à ce répertoire que celui de ses consœurs, l’émission est parfois capricieuse au point de paraître périlleuse ; mais la soprano ose des dynamiques très subtiles et lâche dans son « Ah ! mio cor » une émotion qui remporte définitivement la mise. Morgana piquante de Sandrine Piau, au chant jubilatoire et à la présence radieuse ; Oronte impeccable de Cyrille Dubois, au ténor velouté ; après un premier récit un peu erratique, Michal Partyka trouve ses marques et dessine un Melisso posé, professoral. N’est-ce pas en effet le seul personnage à échapper à la frénésie des amours contrariées et à savoir tout l’envers du décor ? Son attitude et son look (mèche et lunettes) sont ici ceux de qui tire les ficelles…

Outre sa distribution renouvelée, cette reprise vaut aussi pour la présence en fosse des Talens Lyriques et de Christophe Rousset – le Chœur, excellent, est celui de l’Opéra de Paris. Le chef aime les tempi extrêmes, c’est le cas ici avec des airs de furie à la pulsation débridée ou des élégies distendant le fil du discours au risque de le rompre. Mais la prise de risque est l’opposé de la routine, et ce que l’on entend est, avant tout, singulier, outre qu’il fait par instants redécouvrir non seulement la partition mais le rapport que l’on peut avoir à cette musique. Les soli instrumentaux notamment – violon, violoncelle : magnifiques – interviennent en cadenze, dispensant une magie inédite, un « bel suono » très exactement accordé au bel canto. De la très belle ouvrage.

C.C.

Voir aussi notre édition d’Alcina : L’Avant-Scène Opéra n° 277

et notre volume consacré à Opéra et mise en scène : Robert Carsen, ASO n° 269


OEP370_2.jpg

Sandrine Piau (Morgana), Patricia Bardon (Bradamante) et Cyrille Dubois (Oronte).
Crédit : Opéra national de Paris/ J.M Lisse