Dietrich Henschel (Kunrad) et Nicola Beller Carbone (Diemut). Photo : Franco Lannino / Studio Camera.
Eloge de la chaise
Ce n’est pas sur la musique de Richard Strauss que le spectacle commence. Archivée l’année du double bicentenaire Verdi-Wagner, le Teatro Massimo de Palerme a eu la belle idée d’inaugurer sa nouvelle saison avec Feuersnot, titre oublié du catalogue de Strauss, dont on célèbre le 150e anniversaire de la naissance. Mais le rideau se lève bien avant le début de l’opéra, pendant que les musiciens accordent leurs instruments. Un cortège joyeux envahit le plateau, serpente jusqu’à l’avant-scène, se plonge sur la fosse d’orchestre : musiciens et danseuses, acrobates et funambules précèdent un couple de mariés, et le voile blanc de la mariée tourne, enrobe, enroule les personnages et leur musique fantasque, les bruits indisciplinés et ce vertige d’absolu qui déstabilise le théâtre.
Puis l’opéra commence. Deuxième création lyrique de Strauss après un Guntram post-wagnérien et juste avant l’explosion de Salome, Feuersnot – achevé à Charlottenburg le 22 mai 1901 « pour le jour anniversaire et pour la gloire du Tout-puissant »… Wagner – pose déjà des problèmes lorsqu’on essaye d’en faire une traduction. Car il s’agit du manque de feu, de son absence soudaine, mais en même temps du besoin impérieux d’en disposer : du feu matériel, bien évidemment, mais aussi de ce qu’il représente, la flamme de l’amour capable d’embraser le monde. Le livret d’Ernst von Wolzogen, aristocrate munichois et fondateur du Kabarett berlinois Überbrettl qui influencera la muse schoenbergienne de Pierrot lunaire, est un fulgurant acte d’accusation contre la paresse culturelle de Münich, où ni lui, ni le compositeur n’avaient été appréciés pour leur travail. Car c’est bien dans la ville bavaroise que se déroule l’action, la nuit de la Saint-Jean, lorsque le magicien Kunrad, aussitôt conquis par la beauté de Diemut, la fille du maire, lui vole un baiser pendant la fête. Furieuse, la jeune fille, telle une commère de Windsor, décide de se venger à l’aide d’un trio d’amies. Elle le convoque alors pour monter dans sa chambre, puis lui demande de se cacher dans un panier qui sera hissé jusqu’à son balcon : chose qu’il fait, plein de confiance, après un très romantique duo sous la lune, quitte à se retrouver suspendu en l’air, victime des plaisanteries de la foule appelée par ses cris. Kunrad invoque ses pouvoirs magiques et, pour punir tant de méchanceté et de perversion, éteint tous les feux de la ville, tant que la jeune fille ne lui sacrifiera sa virginité pour le bien-être collectif. Ce qui se passera peu après dans un rituel de palingénésie générale.
Qualifié de Singgedicht (poème chanté), Feuersnot inaugure la série des opéras en un acte de Strauss. Le spectre de son maître, Wagner, y figure non seulement par des allusions plus ou moins explicites – la nuit d’été des Meistersinger, le sortilège d’amour et la rédemption opérée par la femme –, mais surtout par des citations musicales – les thèmes de Fafner et du feu, tirés du Ring – et littéraires cachées dans le texte, savamment mêlées à l’atmosphère d’un Märchenoper à la Humperdinck, évoqué par le chœur d’enfants qui ponctue l’action par ses mélodies populaires. Morten Kristiansen en a parlé en termes de « pluralisme stylistique » mais, sur la scène, l’écheveau s’avère difficile à débrouiller, comme l’a prouvé l’irréprochable reprise sicilienne.
A la guide d’une masse imposante – les chœurs dirigés par Piero Monti, les chœurs d’enfants sous la houlette de Salvatore Punturo et un orchestre foisonnant –, Gabriele Ferro a opté pour le seul choix possible : gouverner une matière magmatique pour faire ressortir des sonorités authentiquement straussiennes, imaginer – rêver, peut-être ? – ce qui sera bientôt mais n’est pas encore, créer des textures nocturnes, la couleur onirique où baigne une partition encore peu homogène et parcellisée. Car, avec Kunrad et Diemut, c’est la population entière de la ville qui est la véritable protagoniste de l’œuvre : et si on décèle les participations d’excellence de Michail Ryssov et Rubén Amoretti, Alex Wawiloff et Paolo Orecchia, Cristiano Olivieri et Paolo Battaglia, avec les trois pétillantes voix féminines de Christine Knorren, Chiara Fracasso et Anna Maria Sarra, toute une foule de comprimari contribue de façon déterminante au succès du spectacle.
Le feu d’été brûle dans les corps et les voix de Nicola Beller Carbone et Dietrich Henschel, qui s’adonnent sans hésitations au plaisir hédoniste de la vocalité straussienne. Et si la première, forte d’une longue carrière de Salomé, maîtrise sans problèmes le rôle de Diemut, Henschel, probablement fatigué par un jeu scénique éprouvant, profite de son art de liederiste accompli pour exalter l’éloquence protéiforme d’un personnage difficile à saisir.
Mais l’incendie qu’enflamme Feuersnot vient de la mise en scène d’Emma Dante, enfin propheta in patria dans le théâtre de sa ville pour sa troisième production d’opéra. Carmine Maringola lui dessine un vaste mur de maisons, un décor unique de fenêtres tantôt ouvertes et illuminées pour regarder la fête qui se déroule en bas, tantôt fermées et assombries lorsqu’il faut espionner le rendez-vous nocturne des tourtereaux… Voltigeant sur une chaise au beau milieu de cette foule, Kunrad récupère les traits autobiographiques dont Strauss avait pourvu le personnage, qui de magicien devient aussi musicien, joueur de flûte de Hamelin et facteur des instruments de musique qui animent le paysage urbain. Lorsqu’il évoquera l’éternelle nuit sans feux, le spectre des Bücherverbrennungen, les autodafés nazis de livres et partitions de musique « dégénérée », jette une lumière inquiétante sur un geste apparemment dérisoire. Mais c’est une allusion – illusion ? – passagère : lunaire comme la ronde de clowns au visage triste qui assistent à la scène, légère comme le voile de mariée qui s’envole vers un ciel de chaises où se célèbre une Danse au rythme de Chagall. Car amor vincit omnia, et alors le rouge et l’or et le jaune et l’orange de mille langues de feu envahiront la scène, et il pleuvra des chaises, et mille lumières éclaireront la scène et les cœurs.
La chaise : utile pour se reposer, disponible pour danser, idéale pour raconter de nouvelles passions. Et si on la brûlait, pour faire du feu ? Sacrifichiam la sedia…
G.M.
Photo : Corrado Lannino / Studio Camera.