Il y déjà un peu d'Italienne à Alger et même, par instants, quelques pré-échos de Cenerentola dans cette Pietra del paragone de 1812. Même configuration vocale des rôles : une héroïne mezzo-contralto (la Marquise Clarice), deux sopranos pour rivales, une basse noble dans un rôle d'amoureux (le Comte Asdrubale), un ténor dans un rôle secondaire, complétés d'une basse bouffe et d'un baryton de demi-caractère. Mêmes numéros obligés dont un grand air héroïque en conclusion pour Clarice, un air de bravoure sillabato, un trio bouffe pour les trois rôles masculins principaux, etc. Mais ici la farce se tempère d'un arrière-plan sentimental et d'une pointe de critique sociale, à sa façon plutôt « réaliste », qui tirent l'ensemble vers le vaudeville et la comédie de mœurs plus que vers l'opéra bouffe.
Ce registre est un peu occulté par l'approche essentiellement burlesque qu'en proposent Pierrick Sorin et Giorgio Barberio Corsetti. Le jeu des incrustations en direct des personnages dans des décors miniatures, transformés par l'image vidéo, reste souvent à un niveau assez illustratif quand il ne parasite pas purement et simplement la perception. C'est particulièrement vrai dans le premier acte où les situations se succèdent sans continuité dramatique et où l'apparition d'un majordome déjanté, quelque part entre Pierre Etaix et Jacques Tati – à qui l'esthétique très années 50-60 des « décors » et des costumes fait beaucoup penser –, vient systématiquement détourner le spectateur de l'enjeu de la scène, voire de l'écoute de la musique. Pour quelques moments très réussis où le décor devient vraiment signifiant – comme la rencontre amoureuse entre une cuisinière et un réfrigérateur, la scène des rats dans les ruines de la villa ou celle de la piscine –, beaucoup d'autres se limitent à meubler l'espace visuel et obligent à une gymnastique entre les écrans en hauteur, les acteurs sur le plateau et les manipulations en direct qui finissent par perdre un peu le spectateur et tiennent souvent du gadget. Au deuxième acte, heureusement, l'inventivité du vidéaste se calme et laisse le loisir d'apprécier les qualités des comédiens et le jeu des physionomies, grâce à de nombreux gros plans qui révèlent une direction d'acteurs très fouillée où les situations ont été analysées en profondeur. L'humour devient aussi plus naturel et plus proche du ton originel du livret.
La distribution réunie par le Châtelet pour cette reprise n'affiche aucune vedette mais un ensemble très homogène de jeunes chanteurs extrêmement prometteurs. La Clarice de Teresa Iervolino est un authentique mezzo-contralto rossinien au grave et au médium charnu et généreux. Dépassé un rien de timidité dans l'aigu lors des premières scènes, elle chante avec beaucoup d'aplomb son grand air virtuose du IIe acte. Un talent à suivre, assurément. Simon Lim prête à Asdrubale une voix superbement timbrée et il ne lui manque qu'un petit supplément de charme pour coller à son personnage de séducteur, car il fait merveille dans les aspects comiques de son rôle. Avec son beau baryton sonore, Davide Luciano (Pacuvio) se taille un succès personnel dans son célèbre air du « Missipipi » et Bruno Taddia se révèle un comico caricato de tout premier plan. Encore un peu timide mais très musicien, comme le prouve son air de charme chanté entièrement mezza voce, le ténor polonais Krystian Adam séduit par l'élégance de son phrasé. Comme toujours, l'approche orchestrale de Jean-Christophe Spinosi est très personnelle. Elle joue sur la fluidité et le dynamisme, exacerbe les timbres instrumentaux, exagère les aspects percussifs dans l'ouverture, introduit subtilement le pianoforte du continuo dans l'accompagnement et, véloce mais toujours attentive aux chanteurs, offre une lecture très vivante et très colorée de la partition qui convient bien à l'esthétique non conventionnelle qui lui sert de cadre.
A.C.
Photos : Marie-Noëlle Robert.