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Frédéric Antoun (Gérald) et Sabine Devieilhe (Lakmé).

 

Lakmé est chez elle à l’Opéra-Comique : c’est là qu’elle fut créée en 1883 par Marie van Zandt, c’est là que les fameuses Lily Pons, Mado Robin, Mady Mesplé ou – plus récemment mais il y a presque 20 ans déjà… – Natalie Dessay y incarnèrent la fille du Brahmane. C’est là qu’aujourd’hui Sabine Devieilhe reçoit un beau et juste triomphe, digne héritière d’une école de chant française à son meilleur : sachant conjuguer aisance de la colorature leggera, diction châtiée et présence aussi subtile qu’intense. Admirable est le raffinement de la palette de nuances – sans fadeur aucune dans le medium et mise au service d’une virtuosité toujours sensible –, comme celui de l’interprétation – qui fait ressentir et le dilemme d’une jeune fille dont le chant est, malgré elle, appât, et ses premiers émois amoureux. Mieux qu’admirable : émouvant. « Tu m’as donné le plus doux rêve » tient la salle captive à ce fil de voix dont la rupture dira la mort.

Aux mêmes cimes se tient le Canadien Frédéric Antoun. Car la « Légende de la fille du paria », hélas rebaptisée « Air des clochettes » par une postérité plus sensible à la performance pyrotechnique qu’à la situation dramatique (c’était aussi le cas, le 16 janvier, d’une bonne partie de la salle qui crut bon d’applaudir à tout rompre en plein milieu de l’air, à la faveur d’un silence, le croyant fini…), ne doit pas masquer une vérité certaine : il est aussi difficile de trouver un excellent Gérald qu’une excellente Lakmé. Et qui sait, plus peut-être. Or Frédéric Antoun délivre ici une leçon de chant que bien des ténors autrement médiatisés pourraient méditer : le velouté du timbre reste inentamé même dans les zones tendues – y compris les attaques aiguës, posées dans un cocon –, le galbe du phrasé joue de la dynamique (superbes sons filés) comme du mot… et seule une direction d’acteurs un peu gauche, le poussant à escalader en permanence le tertre de l’acte I ou à trop jouer le joyeux colon aveugle, apporte une ombre (légère) à son interprétation.

Le reste de la distribution est d’une assez belle homogénéité. Si le Nilakhanta puissant de Paul Gay ne convainc pas totalement – il ne trouve pas ici la même élégance de chant que ses collègues et se place souvent en force, quitte à chanter haut –, si le Frédéric de Jean-Sébastien Bou met un acte à trouver ses marques après quelques défaillances de soutien et de justesse, l’Ellen touchante de Marion Tassou et la Mallika voluptueuse d’Elodie Méchain – dont le vibrato est parfaitement apparié à celui de Devieilhe dans leur duo – sont impeccables. Le seul vrai regret musical se situe dans la fosse, avec un ensemble Les Siècles aux cordes sans fondu (et souvent déconcentrées), aux équilibres précaires, que la direction de François-Xavier Roth, nette mais manquant d’horizon, laisse sans ampleur de geste ou d’architecture.

La production de Lilo Baur est illustrative et colorée (beaux costumes d’Hanna Sjödin). De la part d’une metteur en scène également comédienne, quelques lacunes surprennent pourtant : une direction d’acteurs très limitée voire basique et de vrais défauts (l’impraticable butte du I qui bouche désagréablement le plateau, le statisme de la scène du marché…). Heureusement, le dernier acte est celui où la poésie parvient à poindre, à la faveur d’un grand arbre de lianes élégamment éclairé et semblant enlacer en ses bras organiques l’agonie de Lakmé. Théâtre et direction musicale auraient pu être plus souples et liquides pour accompagner cette partition si voluptueuse. Mais deux interprètes d’exception suffisent pour en révéler la qualité première : une sensualité constante de l’invention mélodique, qui fait de la voix et des chanteurs les instruments premiers de l’émotion.

C.C.

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Photos : Pierre Grosbois.