Chœurs de la Monnaie, Stéphane Degout (Hamlet), Lenneke Ruiten (Ophélie), Till Fechner (Polonius), Vincent Le Texier (Claudius), Jennifer Larmore (la Reine Gertrude, en alternance avec Sylvie Brunet-Grupposo).
Le Jeune Homme et la Mort
« Le temps dévastateur s’arrange avec le déclin
pour transformer ta lumière en une nuit immonde. »
William Shakespeare, Sonnet n° 15.
Un rideau transparent, miroitant à la lumière des candélabres des loges, met en communication la scène avec la salle, qui se reflète sur ce miroir déformé et mouvant avec des nuances dorées et écarlates, en contraste avec l’imposant escalier noir qu’on entrevoit sur le plateau. Sur lequel s’avance, d’un pas fier et assuré, un jeune homme qui s’inflige des blessures, se mutile, avec une dignité noble et altière. Car cet Hamlet – protagoniste de l’opéra d’Ambroise Thomas, présenté à la Monnaie de Bruxelles jusqu’à la fin de l’année – se veut interprète des inquiétudes qu’interpellent le spectateur contemporain plutôt qu’interlocuteur des autres personnages, avec lesquels il est censé dialoguer et interagir : « Ici, l’ombre et le deuil, / Là-bas le gai festin ! », insinue-t-il, s’éloignant de la cour d’Elseneur pour se rapprocher du parterre. On attendait avec hâte la reprise belge de ce spectacle, qui avait fait ses débuts au Theater an der Wien au printemps 2012 et qui marquait la deuxième collaboration entre le talent d’Olivier Py, omniprésent sur les scènes lyriques francophones depuis septembre 2013 – avant d’assumer la direction du Festival d’Avignon –, et la houlette de Marc Minkowski, de plus en plus attiré par le grand opéra, après les retentissants Huguenots de 2011. Leur réflexion commune a trouvé dans la partition de Thomas un terrain fertile, magnifiquement servi par la meilleure distribution possible : brûlant les planches d’un spectacle émouvant et fort, une vraie, authentique réussite de théâtre musical.
Tout d’abord parce que Minkowski n’a pas peur de décliner l’esprit du temps de Thomas : pompier lorsqu’il le faut, respirant à pleins poumons pour rendre justice à l’élan mélodique irrésistible de l’œuvre, mais en même temps attentif au détail, à un jeu de textures orchestrales tout en clair-obscur. On redécouvre ainsi le souffle limpide et poétique de solos instrumentaux de dérivation berliozienne – que ce soit le cor du Prélude ou le trombone qui retentit sur l’esplanade où surgit le « Spectre infernal » du feu roi – jusqu’à l’apparition du saxophone alto qui introduit la représentation du Meurtre de Gonzague, joué sur scène par Pieter Pellens, écho vibrant et chaleureuse improvisation avant l’évocation du drame. Mais le chef parisien s’attache aussi à cet « art de la voix » qui caractérise l’écriture de Thomas : habilement façonnée, minutieusement ciselée, la parole est au centre d’une recherche du phrasé qui lie l’orchestre aux chanteurs, assurant une cohésion constante à l’ensemble. Dirigés par Martino Faggiani, les Chœurs de la Monnaie font preuve d’une virtuosité impressionnante – dès l’intervention a cappella du premier acte, illusoire invocation des plaisirs sur le seuil du gouffre. Librement inspiré par la tragédie de Shakespeare, le livret de Barbier et Carré dévoile ainsi une dimension théâtrale indéniable, un goût pour la narration exalté par le choix de présenter l’opéra de façon intégrale, hormis le divertissement chorégraphique du quatrième acte. La fin initialement prévue à Paris, lors de la création, est superposée à la conclusion tragique envisagée pour la reprise londonienne de 1869 : après un court moment de lucidité, Hamlet se laisse tuer par Laërte, uni à jamais à Ophélie tout comme au triste destin de sa dynastie et de son pays.
Et c’est justement le Hamlet de Stéphane Degout qui remporte l’admiration : non seulement par l’adéquation parfaite de ses moyens vocaux aux exigences d’un rôle écrasant, mais surtout pour la dimension tragique d’un personnage visionnaire, héros malgré lui et, par conséquent, antihéros de nos jours ; qui traverse la scène avec une lucidité d’esprit jamais sombrée dans la folie mais déjà transie de vie, habitant d’autres contrées, d’autres régions, un autre rêve. La souplesse de l’émission, le naturel d’une déclamation accoutumée à Rameau et à Gluck tout comme à Debussy, lui permettent de parcourir toute la palette des nuances dynamiques lors de l’apparition du spectre – d’une Invocation intériorisée à fleur de lèvres jusqu’à l’explosion du jurement de vengeance – puis de noyer sa mélancolie dans une chanson à boire désespérée et tendre ; avant d’aller jusqu’au bout de ses forces et de ses sentiments dans le bouleversant affrontement avec sa mère, la reine, d’une intensité saisissante.
Le couple royal ne pourrait être plus sombre, avec une remarquable Sylvie Brunet-Grupposo à peine trop verdienne dans sa conception sanguine du rôle de Gertrude, et pourtant si juste de vérité, si apeurée et hallucinée ; et Vincent Le Texier en Claudius, capable de transcender un timbre usé pour donner voix aux échecs du pouvoir. Avec l’imposant Spectre au masque diamanté de Jérôme Varnier, le Laërte juvénile et vaillant de Rémy Mathieu, le couple percutant formé par Henk Neven et Gijs Van der Linden, d’abord Horatio et Marcellus puis fossoyeurs, et le Polonius de Till Fechner, on saluera les débuts de la jeune Lenneke Ruiten en Ophélie. Le soprano campe un personnage frémissant et préraphaélite, seul rayon de lumière dans un huis clos étouffant et pourri. L’aisance de vocalises déliées, la pureté d’aigus pianissimo, la figure mince et frêle, l’engagement de sa folie font vibrer la salle, d’abord dans les transparences d’une valse aérienne puis, surtout, dans la ballade des Willis, thrène plaintif chanté sur un plateau tournant qui l’engloutit dans le noir.
Car le noir sied à merveille à l’Hamlet d’Olivier Py, à la cour d’Elseneur que son scénographe Pierre-André Weitz situe d’abord sur l’écrasant escalier du pouvoir – puis, lorsqu’il se décompose en morceaux, dans ses méandres, dans des souterrains arc-boutés de briques noires, dédale sans issue à la Piranèse, catacombes de l’âme où la lumière ne philtre jamais. Avec quelques détails récupérés de la tragédie de Shakespeare – le meurtre de Polonius, l’arrivée de Fortimbras au finale –, la mise en scène de Py, ici fidèlement reprise par Andreas Zimmermann, retrouve l’atmosphère de nocturne, l’ambiance onirique où des relations troubles se tissent et se confondent, notamment dans le duo entre Hamlet et sa mère, révélation agaçante d’un rapport œdipien, voire manifestement incestueux. La fuite de Laërte, un drapeau rouge à la main, puis la célébration de « la riante saison » par des chœurs poing levé, bras tendu, évoquent aussi bien le « temps des cerises » de la Commune imminente que le cri de révolte, destiné à être enseveli sous les décombres de l’Histoire. De ce labyrinthe tortueux et inaccessible, de cette nuit immonde personne ne sortira vivant, à une exception près : les acteurs appelés par Hamlet pour démasquer le crime fondateur de la nouvelle régence. Présences grotesques et dérisoires, ces comédiens, doubles des personnages, embraseront la cour et ses palais, ses fastes factices et son temps de fêtes : pour rejoindre le nôtre, une fois le rideau baissé, quand le doux prince dormira de son repos éternel, brisant l’ombre de nos rêves.
G.M.
Lire aussi notre édition d'Hamlet : L'Avant-Scène Opéra n° 262
Stéphane Degout (Hamlet), Jennifer Larmore (la Reine Gertrude, en alternance avec Sylvie Brunet-Grupposo). Photos : Hermann und Clärchen Baus.