Le Chœur de l'Opernhaus Zürich dans la mise en scène d'Andreas Homoki. Décors d'Henrik Ahr, costumes de Barbara Drosihn.
Supprimer les dialogues parlés de Fidelio ; réduire le décor et les costumes au strict minimum ; déplacer les numéros pour dynamiser l’action – et tenter par là de toucher au noyau spirituel de la musique ? Tel semble le défi posé par Andreas Homoki pour sa mise en scène de l’unique opéra de Beethoven.
Après une impressionnante entrée en matière qui nous plonge immédiatement au cœur de l’action (le quatuor dramatique du second acte, placé avant l’ouverture), malheureusement la tension retombe et l’ennui s’installe. Sans position de principe a priori contre l’idée d’une réappropriation personnelle du chef-d’œuvre de Beethoven, d’un éventuel « dégrossissement » pour mieux toucher à l’essentiel, force nous est pourtant de constater qu’une démarche aussi corrosive doit faire preuve d’une fameuse trempe théâtrale pour ne pas vider l’ouvrage de sa substance – et ne présenter finalement d’autre intérêt qu’une suite de beaux numéros musicaux… Hélas, il est en l’occurrence difficile de se défaire de cette impression devant la série d’airs et d’ensembles chantés presque sans interruption dans l’espace neutralisé à l’extrême par le metteur en scène : une boîte tapissée de gris, des interprètes aux costumes évoquant un terne vingtième siècle, la projection au mur des didascalies et de quelques mots-clés pour les spectateurs qui se sentiraient perdus... Sans forcément les partager, nous pouvons comprendre les réticences d’un homme de théâtre devant le manichéisme du livret, son agacement devant les passages plus légers de l’acte I et sa volonté de présenter dans leur pureté les aspirations à la liberté, la fraternité et l’amour qu’exprime la partition. Mais n’est-ce pas la force même du théâtre d’arracher ces concepts des sphères glaciales de l’abstraction pour leur donner sang et matière sur le feu des planches ? Toute simple qu’elle est, l’histoire de Fidelio demande tout de même une progression, la construction d’un nœud dramatique entre les personnages – en tout cas davantage qu’une suite d’entrées, de sorties et d’interactions de surface. A force de dépouillement, nous en arriverions presque à chercher la plus-value d’un tel spectacle par rapport à une version de concert...
Un malheur ne venant jamais seul, la direction de Fabio Luisi se révèle vite fatigante en raison de son choix de tempos excessivement rapides, auquel semble s’ajouter parfois un étrange manque de souffle (sensible notamment dans l’absence de progression instrumentale lors de l’arrivée du chœur des détenus). Cette alacrité est regrettable car le Philarmonia Zürich ne manque pas d’atouts, comme le montrent l’intensité de la pulsation rythmique, la fluidité des transitions et l’agréable rayonnement des timbres. Cependant, conjuguée au resserrement substantiel et visuel de l’histoire sur scène, l’urgence de la fosse finit par donner la désagréable impression de vouloir hâter les interprètes (et le spectateur) vers la sortie.
Heureusement, le plateau vocal permet de contrebalancer en partie ces mauvaises impressions – à commencer par le superbe Rocco de Christof Fischesser. Ce personnage, peut-être le plus ambigu de l’œuvre, est merveilleusement rendu par une voix bien placée, au timbre ondoyant, tour à tour bonhomme, apeuré, avide, ferme, hésitant… et déployée avec une remarquable aisance dans les différents registres (ces graves caverneux !) et un sens intuitif des nuances. Dans la droite lignée de son père, la Marzelline pétillante de Julie Fuchs séduit par son intensité vocale et théâtrale, finement soutenue par un timbre délicat et une émission légère et naturelle. Plus discret, le Jaquino de Mauro Peter n’est pas dépourvu d’élégance ni de couleurs vocales, mais souffre d’un effacement durant les ensembles. C’est également la discrétion vocale et un certain manque de relief qui empêchent le Pizarro de Martin Gantner de nous faire trembler comme il le faudrait – et ce malgré un charisme terriblement convaincant sur scène. En revanche, la présence vocale ne manque pas au digne Ministre de Ruben Drole. Quant au couple principal, nos sentiments sont partagés. Sans complaisance aucune, il faut bien reconnaître à Brandon Jovanovich une voix extraordinaire : le timbre est opulent, l’émission charismatique (le « Gott » de l’acte II !), les registres variés… Et pourtant, malgré ses atouts, ce Florestan ne parvient pas à convaincre entièrement : le volume excessif, des nuances mal placées, quelques aigus forcés placent le spectateur dans un climat d’instabilité peu propice à l’émotion. En ce qui concerne Anja Kampe, notre avis est moins nuancé, car décidément sa Léonore ne nous convainc pas plus que sa Senta. Certes l’étendue de la tessiture, l’aisance entre les différents registres nous impressionnent toujours (la périlleuse descente d’octaves lors de son grand air semble facile), mais l’émission brutale, les aigus presque criés dressent un personnage tout en puissance, qui passe en force sans nous toucher. Enfin, nous retiendrons du chœur de l’opéra de Zurich le chant des prisonniers avec ses deux belles incises solistes (Christoph Seidl et Alessandro Fantoni) – plutôt que sa dernière intervention, dont l’effet est amoindri par un volume excessif.
En résumé, ce Fidelio semble pécher par excès de bonnes intentions, tant au niveau théâtral que musical. Une démarche audacieuse peut souvent propulser une salle vers des cimes inattendues ; en contrepartie, il arrive aussi parfois qu’elle rencontre ses propres limites.
T.S.
Lire aussi notre édition de Fidelio : L’Avant-Scène Opéra n° 164
Christof Fischesser (Rocco), Anja Kampe (Leonore) et Brandon Jovanovich (Florestan). Photos : T+T Fotografie / Toni Suter.