Le décor d'Anna Viebrock pour la mise en scène de Christoph Marthaler.
Famille en solde !
Ouverture du rideau. Le plateau présente les rayonnages d’un supermarché de seconde zone. Des étiquettes annoncent la braderie totale des articles ; plus tard, les personnages eux-mêmes arboreront de grands panneaux aux slogans tels que « silly prices », « buy now », ou « mega sale ». La faillite de l’entreprise devient aussi celle de la famille : les relations humaines, les souvenirs des jours heureux rejoignent le stock des lots à liquider. Du neveu colérique au (troisième) mari assassiné, du fils naturel au parent travesti en veuve, une galerie de figures loufoques aussi drôles qu’attendrissantes gravite autour de la directrice du magasin.
Fidèle à sa pratique du collage, Christoph Marthaler réussit à créer sa propre narration en dressant un pastiche formé principalement de différents extraits musicaux d’œuvres de Haendel. De prime abord, le « projet » Sale paraît superposer plusieurs niveaux de lecture, oscillant entre caricature familiale, satire sociale (les extraits de la nouvelle Le Masque de la Mort Rouge d’Edgard Allan Poe semblant opposer les propriétaires calfeutrés à la foule des acheteurs populaires) et jeu savoureux sur les codes de l’opéra (récitatifs avortés ; détournement de l’air « Lascia ch’io pianga » en un chœur a capella sans cesse interrompu et repris). Cette approche décalée doit beaucoup aux superbes décors et costumes d’Anna Viebrock, desquels émane ce parfum de tendresse ringarde et démodée propre aux spectacles de Christoph Marthaler. Ici, la réussite visuelle se cristallise particulièrement dans le lien quasi organique qui relie les membres de la famille à la grande surface, habilement souligné par la reprise variée du motif de la moquette et des tissus du supermarché sur les costumes des personnages (et du chef d’orchestre !). D’ailleurs, le spectacle en lui-même est très drôle : comment pourrait-on ne pas saluer d’un éclat de rire attendri les accès névrotiques des personnages pendant l’air de Semele, le fatalisme pince-sans-rire du mari assassiné (« ce n’est pas grave ») ou encore la parodie de cérémonie religieuse où des doses de lessive sont gravement jetées sur le sol du magasin au son de la marche funèbre de l’oratorio Saül ?
Mais au-delà de son humour décapant, de sa savante construction esthétique et dramatique, Sale est avant tout une célébration, un hommage à la musique et à l’opéra. Le spectateur sent cet amour, ce respect, comme il sent que les borborygmes et onomatopées des personnages sont le jaillissement maladroit de leur vérité intérieure, que seule la musique peut vraiment exprimer. Et si le metteur en scène joue des codes du genre avec une grande ingéniosité (citons encore le récitatif « Comfort ye… » du Messie chanté au public par…le chef d’orchestre !), il fonde sa création sur un rythme très opératique, tout en ruptures et en contrastes entre sentiments agités et accès de mélancolie contemplative. Dans ce lieu marqué du signe d’une fin inévitable, la seule voie d’expression véritable et sincère qui semble rester à ces personnages en perdition est leur chant – sans lui, ils redeviennent des pantins désarticulés.
La distribution imaginée par Marthaler présente ce rare miracle des meilleures soirées d’opéra : une équipe d’excellents acteurs et chanteurs. A leur tête, Anne Sofie von Otter incarne une directrice de magasin altière, quoique brisée par l’épreuve. Ces fêlures du personnage sont habilement mises en valeur par une chanteuse consciente de la fragilité de sa voix, dont la ligne souple, le dosage des nuances nous procurent encore de merveilleuses émotions. Quant aux éclats sonores, ils proviennent plutôt de son neveu caractériel, Christophe Dumaux, dont l’expression intense est soutenue par une parfaite agilité technique ; Malin Hartelius n’est pas en reste non plus dans son rôle de petite-nièce ingénue, que nous trouvons vocalement plus à son avantage dans les épanouissantes vocalises de Semele que dans les cascades périlleuses de La Résurrection. Tora Augestad campe une parente nordique d’une belle présence vocale, dont la noblesse torturée des accents, l’épaisseur du timbre, le lyrisme des inflexions compensent un léger manque de souplesse (sensible dans l’air « Mi lusinga… » d’Alcina). Du côté des acteurs, nous adorons le flegme tragiquement comique de Marc Bodnar ; le timbre inimitable de Graham F. Valentine façon « soirée spéciale films d’horreur de la BBC » ; le sourire de Catriona Guggenbühl sous son air joyeusement perdu de dépressive névrotique ; l’affabilité timide d’Ueli Jäggi, qui réussira peut-être un jour à entamer son récitatif ; la pudeur sensible et douloureuse de Jürg Kienberger dans ses habits de veuve ; sans oublier la bonhomie liturgique de Bernhard Landau en liquidateur. Cette association de talents hauts en couleurs est encore relevée par la présence de l’Orchestra La Scintilla : sous la main énergique de Laurence Cummings (dont on apprécie la jolie voix de ténor), les timbres des instruments anciens soulignent le dialogue nerveux et dynamique des différents registres, sans nuire à l’homogénéité de l’ensemble – malgré une légère dispersion des pupitres lors de certains passages purement instrumentaux.
La reprise bienvenue du projet de Christoph Marthaler cette saison à Zurich semble donc une (dernière ?) occasion d’aller admirer une création brillante et audacieuse. Et lorsque l’humour, la savante construction théâtrale, le détournement des conventions sont les vecteurs d’une seule profonde universalité, celle de l’émotion musicale, le spectateur sort ravi d’avoir passé ce qu’il espérait : un très beau moment d’opéra.
T.S.
Marc Bodnar, Christophe Dumaux, Malin Hartelius, Catriona Guggenbühl, Ueli Jäggi, Jürg Kienberger. Photos : T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf.