Balint Szabo (Publio) et Saimir Pirgu (Tito Vespasiano).
Le cœur sous le marbre
Dernier tableau de l’opéra : alors que sa cour célèbre l’immense statue de l’Empereur en fond de scène, Titus fait face au public en lui présentant sa couronne – prière muette qui rappelle les vers de son double racinien : « Plaignez ma grandeur importune / Maître de l’univers, je règle sa fortune ; / Je puis faire les rois, je puis les déposer ; / Cependant de mon cœur je ne puis disposer. » (Bérénice, acte III). Par sa dialectique forte entre pouvoir et humanité, la rigueur de sa composition visuelle et l’émotion qu’elle dégage, cette image finale illustre parfaitement toute la réussite de la mise en scène de La Clémence de Titus de Mozart par Willy Decker.
Reprise cette année encore au Palais Garnier après son retour de dix ans d’absence en 2011, cette production de 1997 mérite bien sa place au répertoire de l’Opéra de Paris. D’emblée la vision impressionne par sa cohérence esthétique et dramatique, sensible notamment dans le choix d’illustrer la déshumanisation du pouvoir au travers de la transformation progressive d’un bloc de marbre en buste de l’empereur. Au-delà de cette idée forte, le dépouillement solennel du décor de John MacFarlane, son évolution spatiale au cours de l’opéra, le jeu très fin sur les couleurs (l’appariement en jaune du couple Annio/Servilia ; la rose rouge de Titus, qui rappelle la robe de Bérénice) révèlent la profondeur du travail de Willy Decker – dont on retrouve le goût pour les scènes circulaires (Lulu) et un hiératisme marmoréen jouant sur les contrastes entre noir et blanc (Don Carlo). Cependant, le danger d’un système aussi intellectualisé serait de sombrer dans une esthétique froide et artificielle ; de fait, la mise en scène n’évite pas quelques ridicules (le jeu un peu trop chorégraphié des personnages pendant certains airs) et semble minimiser une partie de l’enjeu intime de l’opéra (en particulier dans la relation entre Sesto et Vitellia). Néanmoins, ces petits défauts s’oublient devant la pertinence d’une démarche vivante et théâtrale, qui reste sensible au vécu derrière le mythe. Ainsi la présence sur scène d’éléments à peine évoqués par le livret (une figurante jouant Bérénice, la princesse répudiée ; l’assassinat à découvert de l’homme que Sesto a pris pour l’empereur) et surtout le soin porté à la direction d’acteurs permettent à l’opéra de Mozart de dégager toute sa force dramatique – un contre-exemple pour ceux qui prétendraient n’y voir qu’une suite de beaux airs entrecoupée de récitatifs ennuyeux…
Le défi pour une mise en scène aussi travaillée réside dès lors dans l’exigence qu’elle fait peser sur les épaules des interprètes. Stéphanie d’Oustrac relève le gant en reprenant le rôle de Sesto (déjà chanté en 2011) avec une intensité, une élégance et une sensibilité magistrales – loin des quelques réserves que nous inspirait sa Dorabella le mois dernier. Il suffit de constater que cette interprétation ardente nous réserve les moments les plus émouvants de l’opéra (l’air de l’acte II avec sa reprise sur le fil est un sommet), pour saluer les qualités d’une voix dont nous retiendrons le naturel de l’émission, le velouté du timbre et la souplesse de la ligne. A ses côtés, Saimir Pirgu confirme la finesse de ses interprétations verdiennes (excellents Duc de Mantoue et Alfredo récemment à Zurich) en incarnant un Titus sensible et délicat, dont la triste mélancolie sait aussi bouillonner avec fureur (le récitatif de l’acte II). Décidément, la voix plaît par son mélange de séduction et de fragilité : l’émission est forte sans jamais être excessive ; le timbre solaire, d’une latinité chaleureuse, et les nuances servent merveilleusement l’expression. Ce n’est malheureusement pas le cas de la Vitellia de Tamar Iveri, qui peine à nous convaincre. En effet, si l’interprète est vaillante sur scène, l’instrument ne semble pas à la hauteur des exigences du rôle, tant en termes d’aisance dans les registres extrêmes (manque de graves, raideurs dans les aigus), que d’intensité de l’émission. Heureusement, un couple bien assorti ramène l’équilibre sur le plateau en veillant sur le trio tourmenté : la Servilia piquante de Maria Virginia Savastano et l’Annio (un peu trop) discret d’Hannah Esther Minutillo. Enfin, Balint Szabo campe un Publio froid et guindé, à la belle présence vocale – malgré un vibrato excessif.
Sous la main vigilante de Tomáš Netopil, l’orchestre de l’Opéra de Paris charme par une homogénéité et une énergie qui ne nuisent jamais à la légèreté de l’ensemble ni au détail des différents registres. Tour à tour sage, tendre, élégant, fougueux, l’orchestre nous rappelle cette dimension insaisissable de la musique de Mozart, qui est peut-être sa qualité la plus envoûtante.
En contrepoint de l’hommage froid et solennel au souverain, cette Clémence de Titus met donc en valeur l’autre monument dressé par l’opéra, celui de l’homme : sous le marbre gris, la statue s’anime d’une vie riche et colorée, un cœur que les talents musicaux des interprètes semblent faire battre d’une seule et même pulsation.
T.S.
Lire aussi notre édition de La Clémence de Titus : L’ASO n° 226
Tamar Iveri (Vitellia), Hannah Esther Minutillo (Annio), Stéphanie d'Oustrac (Sesto), Maria Savastano (Servilia) et Saimir Pirgu (Tito Vespasiano). Photos : OnP / E. Bauer.