Afin de clôturer avec éclat l'année Verdi, l'Opéra de Montréal reprend Falstaff après dix-neuf ans d'absence, dans des décors et costumes conçus par John Conklin en 1998 pour le New York City Opera et le festival de Glimmerglass. De vastes panneaux blanchâtres incrustés de caissons forment les murs de l'auberge de la Jarretière (dont nous ne verrons jamais que la chambre du pancione), aussi bien que le jardin du deuxième tableau ou l'intérieur de la maison de Ford. Le parc de Windsor est tout entier dominé par le chêne de Herne dépouillé de ses feuilles derrière lequel luit une immense pleine lune. Si ce décor fonctionnel s'avère plutôt intemporel, les superbes costumes rappellent quant à eux l'époque de Shakespeare et ajoutent de la couleur à un spectacle dont les éclairages, même dans le tableau féerique par lequel se termine l'ouvrage, manquent de poésie. La mise en scène de David Gately est dynamique, réglée au quart de tour et comporte quelques trouvailles amusantes, comme lorsque Mistress Quickly vient rejoindre Falstaff dans son lit et simule la folle attirance d'Alice à l'endroit du cavalier par un jeu de jambes des plus cocasses... Au tableau suivant, Falstaff se comporte dès son entrée en parfait goujat lorsqu'il vide un vase de toutes ses fleurs pour les remplacer par son unique rose blanche. La farce du dernier tableau se termine cependant de manière illogique : Bardolfo retire ici volontairement son masque alors qu'il devrait le perdre par accident.
Après un premier tableau manquant de nerf et comportant quelques décalages, l'Orchestre métropolitain et Daniele Callegari offrent une lecture soignée de cette partition étincelante. Les ensembles d'une complexité inouïe sont fort bien maîtrisés et la fugue finale se déploie avec maestria.
Remplaçant Paolo Gavanelli, le baryton Oleg Bryjak compose un Falstaff truculent à souhait et qui prend un plaisir évident à jouer le vieux séducteur. De nombreux écarts de justesse, des aigus souvent laborieux et un manque d'homogénéité entre les registres nuisent toutefois à la qualité d'une voix par ailleurs projetée en général avec puissance. Le bonheur vocal se trouve d'abord du côté des femmes. Aline Kutan est absolument délicieuse en Nanetta : ses longues tenues de notes qui semblent pouvoir planer éternernellement et son air du dernier tableau sont un enchantement. Impayable, l'extraordinaire Quickly de Marie-Nicole Lemieux brûle les planches et joint à une voix somptueuse des talents de comédienne innée. Elle capte l'attention dès qu'elle entre sur scène et on comprend pourquoi les plus grands théâtres la réclament sans cesse dans ce rôle qui lui colle si bien à la peau. Gianna Corbisiero déçoit en Alice : vibrato excessif, aigus escamotés, timbre décoloré ; on a peine à reconnaître la soprano qui nous a habitués à une autre tenue musicale. À l'inverse, Lauren Segal fait entendre une riche voix de mezzo en Meg. Bonne composition de Gregory Dahl en Ford, même si on le sent toujours à la limite de ses moyens, et d'Antonio Figueroa, charmant Fenton à la voix tout de même un peu nasale. Parmi les autres solistes se détache Ernesto Murillo, dont la voix de basse fait merveille en Pistola. Voilà en somme un spectacle dans l'ensemble assez réussi, mais dont les figures inoubliables sont non pas Falstaff et Alice, mais bien plutôt les commères Quickly et Nanetta.
L.B.
Marie-Nicole Lemieux (Mrs. Quickly) et Oleg Bryjak (Falstaff).
Photos Yves Renaud.