Amanda Majeski (Marguerite, Pavol Breslik (Faust), Anna Stéphany (Siébel), Irène Friedli (Marthe), Kyle Ketelsen (Méphistophélès).
Un homme d’une trentaine d’années rumine de sombres pensées. Au bout d’une longue table richement parée, une femme lit d’un air indifférent. Les accents torturés du prélude soulignent l’agitation intérieure du mari, qui contraste avec la placidité de son épouse. La musique s’éclaire, le majeur succède au mineur et le docteur Faust contemple avec envie la vision des jeunes gens qui s’étreignent langoureusement en arrière-plan.
Dès l’ouverture du rideau sur la nouvelle production zurichoise du Faust de Gounod, la proposition de Jan Philipp Gloger séduit de prime abord par sa sobriété et son intelligence. En exacerbant la dimension bourgeoise du héros de Gounod, moins métaphysique que celui de Goethe, le jeune metteur en scène allemand semble nous orienter vers la trivialité cruelle d’un drame domestique, dont le point de départ serait la fuite du père de famille respectable, étouffé par l’ennui de sa propre réussite. Si l’on regrette que cette idée ne soit pas vraiment exploitée au-delà du premier acte, la confrontation de Faust avec sa famille, après la mort de Marguerite sur l’échafaud, offre une vision finale d’autant plus terrible qu’elle superpose la trahison familiale à l’abandon meurtrier de l’aimée. Malheureusement, entre ces deux pics dramatiques, la mise en scène semble parfois se contenter d’illustrer le livret de manière assez terne (l’esthétique d’un dix-neuvième siècle en noir et blanc) et non sans quelques maladresses. Ainsi, les scènes de groupe ennuient par leur caractère un peu convenu (le chœur des soldats éclopés) ou leur construction approximative (la kermesse du deuxième acte, confuse et peu énergique). Ces faiblesses ressortent surtout après l’entracte, lorsque la nudité du plateau paraît davantage révéler un manque d’inventivité qu’un souci de lisibilité (la cage figurant le cachot final) – avec une fin plus hâtive que brutale, sans réelle tension dramatique. Mais l’ensemble convainc tout de même par la force et la justesse de certaines idées (le Veau d’or en numéro de cabaret ; les coups de peinture noire qui « salissent » les murs de la chambre de Marguerite au début de l’acte IV ; les multiples travestissements de Méphisto) et grâce à une direction d’acteurs précise et rigoureuse, qui laisse s’exprimer la spontanéité et le naturel des interprètes.
Car les belles qualités de la production reposent en grande partie sur celles de sa distribution, à commencer par le Méphistophélès de Kyle Ketelsen qui marque par un coup d’éclat ses débuts dans la maison zurichoise. Après son renversant Leporello aixois, le jeune baryton-basse américain semble encore une fois se couler idéalement dans le rôle, avec le lyrisme d’une vraie basse chantante : l’émission est parfaite ; la voix ample, aussi ferme dans l’aigu que dans le grave ; le timbre riche, tour à tour onctueux, narquois, tranchant ; la ligne souple ; les nuances magistralement placées… Et même quelques petites imperfections (décalage dans le second couplet du Veau d’or ; léger manque d’intensité dans la scène de l’église), ne parviennent pas à entacher cette démonstration de maîtrise et d’intelligence vocales – pour un résultat diaboliquement convaincant ! Dans un autre registre mais avec autant de réussite, Pavol Breslik compense un léger manque de souffle en incarnant un Faust tendre et émotif, aux aigus d’une douceur exquise – loin des éclats démonstratifs auxquels un autre pourrait se prêter ici (ainsi la Cavatine est un modèle de retenue et d’élégance). Au côté de ces deux excellences, l’étoile de la Marguerite d’Amanda Majeski pâlit un peu en raison d’un chant que nous souhaiterions plus stable, avec un timbre moins agressif (insuffisances surtout sensibles dans les envolées de la scène finale). Et pourtant, il faut reconnaître que le registre est profond, l’émission impeccable et les aigus soignés, pour une interprétation d’autant plus touchante qu’elle semble naturelle (en témoigne sa réussite lors du périlleux Air des bijoux – virtuose, mais sans affectation). Les transports amoureux du Siébel d’Anna Stéphany semblent alors d’autant plus crédibles qu’ils sont portés avec une fraîcheur et un sens des nuances admirables ; plus tourmenté, le Valentin du jeune Elliot Madore vibre d’une belle intensité – malgré un chant parfois trop linéaire. Ces deux personnalités opposées trouvent un écho dans la camaraderie franche et roublarde du Wagner d’Erik Anstine, à la présence vocale solide. Même roublardise encore chez la pétillante Marthe d’Irène Friedli, dont l’énergie gagnerait cependant à être plus canalisée musicalement. Après quelques dérapages (imprécisions dans la kermesse du deuxième acte), le chœur de l’opéra de Zurich est bien au rendez-vous dans ses pages les plus attendues (notamment le Chœur des soldats, ardent mais sans démonstration). Un mot enfin pour saluer les efforts de diction des solistes, dont le français reste dans l’ensemble clair et compréhensible – avec une certaine indulgence pour les choristes (maison germanophone oblige).
Sous le geste souple de Patrick Lange, l’orchestre de l’opéra de Zurich nous charme par sa finesse et sa transparence, dans un scintillement des timbres et une élégance de la ligne qui font honneur à la musique française. Sans parler des modifications et coupures ayant visiblement pour but de resserrer l’action dans les deux derniers actes, nous regrettons que le chef n’ait pas insisté pour conserver l’ultime (et bref) interlude orchestral, dont le caractère tourmenté aurait pu contribuer à installer cette tension dramatique et musicale qui semblaient faire défaut lors de la dernière scène…
Heureusement, le spectacle reprend la main en terminant sur le tableau déchirant d’un Faust accablé par l’accusation muette de sa famille : digne conclusion d’une mise en scène cohérente, souvent inspirée, mais surtout portée par les excellentes qualités musicales et théâtrales de ses interprètes.
T.S.
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Kyle Ketelsen (Méphistophélès).
Photos : T+T Fotografie / Tanja Dorendorf.