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Irene Theorin (Elektra).

Une Elektra peut en cacher une autre

Encore sous le coup de la blessure due à Patrice Chéreau en juillet, au Festival d’Aix-en-Provence, pas encore refermée et même avivée par la mort du metteur en scène au début du mois, allions-nous pouvoir et savoir accueillir une autre Elektra ? La réponse est oui, et porte en elle deux vérités réconfortantes : d’une part, la magie de la mise en scène est telle qu’il y a de la place pour plusieurs lectures d’une œuvre, chacune remarquable et puissante, et chacune singulière – au point qu’ici toute comparaison serait inopérante, tant la proposition de Robert Carsen repose sur d’autres enjeux théâtraux que celle de Patrice Chéreau. D’autre part, l’univers d’un metteur en scène ne se réduit pas à la grammaire visuelle qui sous-tend son travail, même si elle en définit le langage : il serait aisé de pointer ici la démultiplication, le lit ou la nuisette, ces éléments de scénographie que l’on associe volontiers à Carsen ; et pourtant, quoi de commun entre cette Elektra et son Armide ou – pour rester chez Strauss – Salomé ? Rien – à part un style, et l’intelligence de lui faire parler la langue de l’ouvrage qu’il interroge.

En l’occurrence, cette Elektra – présentée à Tokyo dès 2005, puis à Florence en 2008, avant de nous parvenir – nous parle de rite, et de piège. Rite primitif de la vengeance vécue comme un sacrifice : la mise en scène fusionne intimement avec la superbe chorégraphie de Philippe Giraudeau, qui organise et désorganise les corps en géométries révélatrices du mental d’Elektra, diffractée en 25 danseuses dont les évolutions, sur un sol de terre meuble, rappellent immanquablement Le Sacre du printemps selon Pina Bausch. Piège refermé d’une vie qui ne survit que pour la mort : le génial décor de Michael Levine est une cuve immense et obscure ; du fond, impossible de fuir, les corps-insectes prisonniers glisseront à chaque tentative d’escalader ces parois froides et lisses. La seule issue est une fosse creusée à même le sol – tombe d’où Elektra déterre son père pour le pleurer en Pietà, mais aussi entrée irradiante du palais de Clytemnestre, véritable porte des Enfers. Ce n’est pas du théâtre dans le théâtre que Carsen nous offre ici, mais une tombe dans la tombe, et l’effet n’en est que plus stupéfiant. Stupéfiant aussi, le travail de lumières réalisé par Peter van Praet, aux effets flippants quand il s’agit d’ombres démesurées et expressionnistes, ou de trous noirs d’où surgissent les personnages sans qu’on n’ait compris comment ils étaient entrés sur le plateau, au point de provoquer des frissons de peur.

Surtout, Carsen ne se contente pas de cette réalisation totale à l’équilibre miraculeux – scénographie, chorégraphie, lumières. Il y ajoute une direction d’acteurs de chair et de sang, qui peut s’appuyer sur des interprètes au don scénique généreux voire jusqu’au-boutiste. L’Elektra d’Irene Theorin, présence vocale altière – nonobstant des aigus très tendus –, y confronte la puissance de sa silhouette et l’impuissance de son personnage. Ricarda Merbeth est une Chrysothémis à l’humanité palpable, au lyrisme rayonnant. Waltraud Meier est ici une Klytämnestra non seulement encore belle, mais véritablement sexy – son apparition, dans le blanc aveuglant de ses draps de satin, est une tache de lumière cruelle ; son art du mot dessine son effroi face à une enfant-monstre sortie de son sein. Pour elle surtout, mais aussi pour ses partenaires, on aura un regret acoustique : plus elles remontent le plateau, plus les voix se perdent dans les cintres. Servantes de belle école, Egisthe aussi veule que bien chantant (Kim Begley), Oreste remarquable d’autorité d’Evgeny Nikitin – un second regret pour le Précepteur moins marquant de Johannes Schmidt. Philippe Jordan, très prudent au début et d’une constante attention à la mise en place d’ensemble, libère au fur et à mesure de la soirée son énergie comme la sauvagerie de l’Orchestre de l’Opéra.

Le cri final de la partition, qui replie l’œuvre sur elle-même, trouve son pendant en un point d’aboutissement visuel qui rejoue le point de départ. Le rite peut reprendre, le sacrifice se renouveler, le cauchemar recommencer. No exit.

C.C.

Lire aussi notre édition d’Elektra : L’ASO n° 92

ainsi que notre numéro consacré à Robert Carsen : L’ASO n° 269


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Evgeny Nikitin (Oreste). Photos : Opéra national de Paris/ Charles Duprat