Marcelo Álvarez (Riccardo), Zeljko Lucic (Renato) et Serena Gamberoni (Oscar).
Riccardo for President
De longues années d’approche philologique des opéras de Verdi nous ont presque fait oublier que la censure romaine, lors de la création d’Un bal masqué, avait souhaité situer l’action dans une région lointaine, la Nouvelle Angleterre, dernière frontière de liberté et de passions. Gouverné par Riccardo en souverain éclairé, Boston, pour Antonio Somma, devient laboratoire politique d’une nouvelle forme – plus démocratique ? – de gestion du pouvoir. Et c’est à partir de ces considérations/provocations que Damiano Michieletto, enfant terrible de la mise en scène italienne, a conçu une nouvelle production du chef-d’œuvre verdien, présentée à La Scala de Milan juste avant la fermeture estivale. Hué lors de la première par un public déjà averti et donc prévenu – avec lancement de tracts du loggione, comme à l’époque du Risorgimento, invocations du genre « Giuseppe Verdi pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ! » ou « Arrêtez avec ces farces, il est temps d’en finir ! » –, le spectacle a été accueilli par un triomphe, lors de la dernière, lorsque le scandale était éteint.
Pour le jeune et talentueux metteur en scène vénitien, une nouvelle production s’impose simplement si de nouvelles circonstances – « un plein d’essence » – peuvent remettre en marche le moteur d’un opéra. Un bal masqué a donc été utilisé pour une réflexion sur la politique américaine, reflet du monde occidental, et notamment sur les mécanismes d’une campagne électorale dont Riccardo, leader politique tant idolâtré que détesté, est le protagoniste jusqu’au mémorable party final. Point de maison du gouverneur, au premier acte, mais son quartier général, un immense bureau minutieusement équipé de photocopieuse et distributeur d’eau, où Oscar, chargé des public relations, gère interviews et distribue t-shirts et affiches qui célèbrent « Riccardo incorrotta gloria » – gloire non corrompue (!), d’après le programme électoral énoncé illico pour animer ses supporters (« Bello il poter non è, che de’ soggetti / le lacrime non terge, e ad incorrotta / gloria non mira. »). De façon très astucieuse, toutefois, on évite le piège de l’anecdotique, voire de l’ironie à tout prix (comme pour la ballade d’Oscar, illustrée par une présentation powerpoint qui vise à disculper Ulrica) : car le magnifique décor de Paolo Fantin, toujours dessiné en perspective biaisée, est comme plongé, immergé à l’intérieur de lourdes bâches transparentes, éclairées par Alessandro Carletti par des fumées qui rendent l’atmosphère générale onirique, voire parfois cinématographique.
Amplifiés par la musique de Verdi, les États-Unis, l’Occident que Michieletto raconte sont d’une actualité percutante. Ainsi, Ulrica n’est plus une diseuse de bonne aventure mais un gourou qui prêche une nouvelle évangélisation du monde, impose les mains, redonne la vue aux aveugles et guérit les paralytiques, au milieu d’une séance d’exaltation, d’hallucination collective à laquelle Riccardo d’abord assiste un peu ahuri, puis qu’il transforme en événement public, après avoir convoqué la télé et les journalistes pour rendre compte de son dernier exploit. Plus tard, l’orrido campo est vraiment terrifiant, périphérie urbaine dégradée et abandonnée où les prostituées se bagarrent pour garder un bout de rue. Victime d’un vol à l’arraché, Amelia doit abandonner son sac, sa fourrure et ses bijoux et se contenter de l’imper que lui cède une autre prostituée. Le quatuor final du deuxième acte, déformé par les lumières sinistres et blafardes des phares de la voiture de Riccardo, est un miracle de finesse psychologique : car non seulement Renato, le bodyguard du futur gouverneur, a été trompé par sa femme, mais celle-ci trahit par son habillement la conclusion d’une soirée qu’on peut imaginer transgressive et excitante, peut-être même un rendez-vous échangiste. Et cela non seulement déclenche la vengeance de Renato, mais laisse éclater la crise d’un mariage qui survit simplement par amour d’un enfant, soustrait par sa baby-sitter aux chantages des parents.
Cette fresque haute en couleurs est confiée à la direction orchestrale de Daniele Rustioni, un des jeunes benjamins de La Scala, à peine trentenaire. Aux prises avec une partition complexe et encore à mûrir, son Bal masqué sonne toujours épais, monumental, un véritable mur sonore, incapable de rendre compte de la richesse de tons, styles, références stratifiées. Quelques beaux solos concertants, notamment dans les airs du dernier acte, ne font pas oublier des décalages inexplicables avec la scène (notamment au premier acte, lors de la ballade d’Oscar) et, surtout, cette sensation de « retour aux sources » de sonorités de l’après-guerre, imposantes et vigoureuses. Ce choix s’explique en partie par la présence d’une distribution inégale mais capable de répondre à cette guerre de décibels, et d’un chœur, préparé par Bruno Casoni, autrefois plus nuancé et insinuant. Car, sur la scène, on trouve du bon et du mauvais. Dans cette dernière catégorie on rangera sans doute l’Oscar aigrelet et insipide de Serena Gamberoni, en manque de colorature et de la pétillante aisance vocale indispensable pour ce rôle. On sera très mitigé aussi avec les deux conspirateurs, Fernando Rado (Samuel) et Simon Lim (Tom), qui passent presque inaperçus. Marianne Cornetti est c’est qu’on appelle une bête de scène et profite magnifiquement du portrait d’Ulrica qu’elle doit dresser. Cependant, on ne peut ignorer que le registre grave sonne creux et que son invocation ne saurait déchaîner les forces de la nature. Quant à Oksana Dyka, sa voix importante – mais non encore parfaitement maîtrisée – convient parfaitement au personnage d’Amelia, notamment dans le duo du deuxième acte et dans le grand air du troisième, même si le phrasé est souvent grossièrement soigné.
Trois présences masculines majeures s’imposent toutefois dans ce Bal masqué fort contrasté : le Silvano rayonnant d’Alessio Arduini, mais surtout le Renato de Zeljko Lucic et le Riccardo de Marcelo Álvarez. Le baryton serbe trouve dans le répertoire verdien son champ d’élection, où émerge l’ampleur d’une voix résonnante et étoffée. Pour sa part, le ténor argentin traverse une saison favorable et trouve en Riccardo un de ses meilleurs rôles, où il brûle les planches avec autant de panache que de charisme. Finement ciselé et toujours passionné, il possède ce brin de folie et d’ironie outrancière qui s’épanouissent dans un « È scherzo od è follia » à fior di labbro, jusqu’à une romanza au legato séduisant. Icône insaisissable d’un pouvoir toujours souriant et indulgent, lors du dernier party il glissera derrière des dizaines de silhouettes en carton, figé avec le pouce levé en signe de victoire. Dans ce labyrinthe vertigineux, la chasse à l’homme de Renato accumule une force cauchemardesque jusqu’à ce qu’un coup de pistolet arrête le dernier tour de valse de Riccardo et détruise son rêve – qui brûle comme l’immense panneau consacré à l’« incorrotta gloria » d’un politicien astucieux et sympathique : un Kennedy avant la lettre ?
G.M.
Lire aussi notre édition du Bal masqué : L’ASO n° 237.
Photos Brescia/Amisano©Teatro alla Scala.