Anett Fritsch (Fiordiligi), Juan Francisco Gatell (Ferrando), William Shimell (Don Alfonso), Kerstin Avemo (Despina), Andreas Wolf (Guglielmo), Paola Gardina (Dorabella).Photo Javier del Real.
Amour ?
« Stelle ! Un bacio ? » Mon Dieu, un baiser ! Peut-on oser autant, être si effronté avec des jeunes filles honnêtes et presque en deuil pour le départ prématuré de leurs fiancés ? L’image se cristallise, la musique se tait et un long silence, tragiquement éloquent, accompagne un baiser peut-être involontaire mais fatal, une étreinte vertigineuse et fulgurante. Désir, secret et fragilité, sentiments au cœur même de la saison lyrique qui s’est achevée à la Monnaie de Bruxelles, ne pouvaient trouver un épilogue plus réussi dans Così fan tutte ossia La scuola degli amanti de Mozart, admirable étude sur la phénoménologie des mœurs confiée ici à la direction de Michael Haneke, revenu à la mise en scène d’opéra après un Don Giovanni (2006) parisien qui constitue désormais une référence incontournable. Tout comme dans le cas précédant, le metteur en scène autrichien s’est attaché à déconstruire puis rebâtir cette œuvre à thèse, véritable chassé-croisé de six personnages en quête d’amour.
L’action se passe dans un vaste, lumineux loft avec une vue imprenable sur la mer et la campagne. Don Alfonso et Despina sont les maîtres de maison, riches propriétaires d’une demeure où se déroule une réception d’hier ou d’aujourd’hui : ils sont habillés – par Moidele Bickel – avec poudre et perruques, en style dix-huitième, alors que les hôtes partagent un goût du déguisement qui arrive à nos jours, avec un clin d’œil aux mille métamorphoses des drames psychologiques de Stanley Kubrik et un autre au costume napolitain que Nora a ramené de Capri, dans Une maison de poupée d’Ibsen. Passé et présent se côtoient harmonieusement dans le magnifique décor de Christoph Kanter, structuré par opposition : un glacial meuble-bar en verre, côté jardin, fait face à la chaleur d’une cheminée, côté cour, où brûlera le feu pendant tout le second acte ; au mur, un carton inachevé d’une fête galante de Watteau surmonte une librairie bien fournie. Tout est clair et rationnel, comme le pari que Ferrando et Guglielmo acceptent en présence de Fiordiligi et Dorabella, conscientes du jeu pervers qui va être mis en place. De plus en plus obnubilés par l’alcool, dont on se sert incessamment dans un bar qui reflète des visages toujours égaux à eux-mêmes et pourtant de plus en plus agacés par des réactions inattendues, les quatre protagonistes cèdent progressivement à des sentiments confus et ineffables, à une machination digne d’un tortionnaire – quoique illuministe.
Dévoiler ce qui se passe dans l’esprit de ces personnages ne revient toutefois pas seulement à une mise en scène dominée par le sens de la symétrie, véritable couteau qui fouille dans les plaies des âmes, creusant des gouffres sentimentaux dans les certitudes de la vie. Car la houlette de Ludovic Morlot, nommé chef permanent de la Monnaie, cisèle l’ensemble, l’électrise, lui impose un rythme incandescent, une vitalité permanente qui sied à la perfection à un premier acte imaginé comme une course vers l’abîme. Mais une fois qu’on y est, lorsque tout semble bien possible – voire inéluctable –, le second acte révèle une attention aux récitatifs, qui désormais assument une fonction dramatique inquiétante : points de suspension dans l’action, après des silences prolongés et déroutants, havres d’une réflexion qui redémarre presque malgré elle par des arpèges égrenés lentement, insensiblement, comme si on voulait fermer le temps qui coule incessamment. Vibrant de vie au premier acte, le quatuor des protagonistes devient miroir de conventions remises en question – par Mozart, bien évidemment, mais encore plus par Haneke et Morlot. Caractère, élan, personnalité péremptoire marquent la séduisante Fiordiligi d’Anett Fritsch, tellement à son aise dans ce rôle qu’elle transforme son redoutable rondò, « Per pietà, ben mio, perdona », en véritable air d’ombres, souvenir d’un être cher évoqué au comble du désespoir. Plus nuancée la somptueuse Dorabella de Paola Gardina, dont le velours du timbre s’adapte à merveille à un personnage en clair-obscur, plus sombre et charnel. Elegance, naturel et musicalité font d’Andreas Wolf un Guglielmo liederiste, tandis que Juan Francisco Gatell est un Ferrando à l’excellente tenue vocale, héros serio, fragile et blessé, dans sa cavatina « Tradito, schernito ».
Blessures et trahison, désespoir et mensonges seraient donc au cœur de l’amour ? Faut-il faire confiance à Despina, qui essaye d’en expliquer l’essence insaisissable – l’amour est-ce bien « Piacer, comodo, gusto, gioia, divertimento, passatempo, allegria… », plaisir, agrément, fantaisie, joie, amusement, passe-temps, gaîté ? Arraché, volé, violé, la première étreinte survient justement à cet instant, lorsque Don Alfonso, dans un silence ô combien sinistre !, force Despina à un baiser, long, prolongé, forcément coupable. Qu’elle – une extraordinaire, saisissante Kerstin Avemo – soit si triste pendant toute cette soirée costumée, habillée comme le mélancolique Pierrot de Watteau, apparaît alors comme la conséquence d’un passé obscur de souffrance, dont on perçoit l’écho dans son deuxième air, où les roulades frôlent, trahissent l’hystérie: faut-il être si gaie quand on a tout appris à quinze ans et que, étant servante, on est devenue maîtresse d’un tel seigneur ? Et pourquoi lui – un William Shimell dont on redécouvre avec grand plaisir tout le charme diabolique et sensuel – veut à tout prix l’humilier et, grâce à son aide, perdre pour toujours des amis si orgueilleux et obstinés, si amoureux l’un de l’autre ?
Une longue chaîne fragile, comme celles que jadis Chéreau aimait tisser, lie les six personnages au finale : les deux couples, qui n’osent plus se reconstituer, et les maîtres de maison, conscients de l’impossibilité de tout remettre en ordre. La nuit tombée, la folle journée s’achève ainsi dans la solitude de six êtres terrassés à jamais, las de se battre et de se débattre, de comprendre et de se comprendre : d’aimer ?
G.M.
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