Luciana d'Intino (Amneris) et Roberto Scandiuzzi (Ramfis).
D'abord, l'événement artistique et historique : Aida fait son grand retour à l'Opéra de Paris après 45 ans (!) d'absence, dans une production qui est seulement la... troisième (!!) depuis son entrée au répertoire - la première dura de 1880 à 1933, la deuxième de 1939 à 1968. Ensuite, le micro-événement d'une première parisienne : des huées vigoureuses ont bousculé la représentation puis accueilli aux saluts le metteur en scène Olivier Py. Elles se sont du reste décrédibilisées par leur propre mépris des figurants, danseurs et musiciens (au point d'obliger le chef à se tourner vers la salle tout en dirigeant), et vite éteintes dès le premier rideau - tout autant que les applaudissements qui les contraient, fadeur plus regrettable en soi qu'un vrai scandale. Pourquoi ?Olivier Py manie l'image forte et l'allégorie signifiante, et n'hésite pas à opérer des raccourcis saisissants pour faire parler l'Histoire de façon crue : on pouvait compter sur lui pour chercher dans Aida autre chose que l'Egypte antique, comme il a cherché dans Carmen autre chose qu'une Espagne de contrebandiers. Sans pour autant la détourner de son sujet profond - c'est en cela que, contrairement à un Warlikowski, Py n'opère pas de « relecture » d'une œuvre, mais va plutôt à l'os. Car cela fait plus de 140 ans maintenant que, de théâtres en stades ou en arènes, la planète entière a vu, dans Aida, des soldats partir au combat la fleur au fusil, des vaincus captifs se faire humilier et des prêtres bénir le tout au nom du droit divin ! Simplement, les soldats étaient en jupette, les prisonniers dansaient bien gentiment et les prêtres adoraient Ptah : tant que tout ça se passe il y a 10 siècles ou bien aux antipodes, pourquoi donc se sentir bousculé ? En opéra comme ailleurs s'imposent le proverbe « loin des yeux, loin du cœur », comme la règle journalistique du « mort au kilomètre ». Py a pensé que Verdi, figure du Risorgimento ayant pourtant donné à l'opéra certains de ses ouvrages les plus désenchantés quant au pouvoir ou au peuple, pouvait bien avoir senti dans son Aida autre chose qu'une historiette à la Mariette. Est-ce donc à ce point saugrenu ?! Verdi aurait-il hué l'idée de montrer les dessous d'un triomphe militaire - un charnier ? ou celle de suggérer les glissements nationalistes des opprimés devenus oppresseurs ? n'aurait-il pas été sensible, lui le croyant pourtant anti-clérical, au geste scénique très précis d'Olivier Py : montrer, certes, des prêtres-bourreaux en tenues catholiques d'apparat et au pied d'une croix de flamme de triste mémoire (c'était là la raison principale des huées), mais faire justement reculer cette croix en fond de scène quand Amneris accuse les religieux d'« outrager le ciel » ? Le message est pourtant très clair, aussi bien dans le livret d'Aida que dans cette mise en scène : ce n'est pas la foi qui tue, ce sont les hommes - parmi lesquels ceux-là mêmes qui se revendiquent de leur foi pour le faire, qu'ils soient d'ici ou d'ailleurs, de jadis ou d'aujourd'hui.Le principal grief que l'on fera à Olivier Py est tout autre, et de trois ordres. D'une part, il a sacrifié la lisibilité de l'intrigue à l'envie de montrer l'universalité du sujet : à peine pense-t-on avoir compris que l'Egypte écrasant les Ethiopiens, c'est l'Autriche écrasant les Italiens, qu'un palais d'architecture préfasciste à la gloire de Victor Emmanuel vient brouiller les cartes, puis un charnier, puis des pancartes de manifestations anti-colonialistes, nous emportant dans les années 1930, 1945, 1960... sans qu'on n'ait le temps d'apprécier ce que l'on croit saisir. D'autre part, les images monumentales très réussies (le tandem Py/Weitz sait y faire, avec ici un décor d'or rutilant « pharaonique », et une superposition de niveaux parfaite pour le duo final) sont désamorcées par des détails mal aboutis : des cadavres-mannequins un peu trop rebondissants, ou ces revolvers que les chanteuses d'opéra ne savent pas forcément bien manier... Enfin, tout le travail de réflexion sur l'œuvre semble axé sur la conception visuelle et ses significations, mais laisse de côté la direction d'acteurs ; et ce, d'autant plus que le décor mène souvent à du frontal généralisé. On se trouve donc écartelé entre une scénographie très stimulante et un théâtre caricatural, où l'on chante en écartant beaucoup les bras, où l'on s'embrasse sans grâce, où l'on semble indifférent à ce qui se passe ou gît près de soi. Or si Aida est un opéra sur le pouvoir militaire et religieux, c'est aussi un opéra intimiste, celui des sentiments et des subtilités humaines. La mise en scène d'Olivier Py ne rend pas justice à cette part si importante de la partition.
Musicalement, en revanche, Philippe Jordan sait recréer les irisations de l'orchestre verdien le plus raffiné. Souple et galbée, sa direction a donné une Aida aux nuances somptueuses, du plus infime au plus doré - et sans pétarade aucune : les trompettes du triomphe, disposées dans le décor, étaient aussi nettes que phrasées. Hélas, pour le grand retour de l'opéra en son sein, l'Opéra de Paris n'a pas trouvé de digne héritière à Leontyne Price, Aida en 1968 : si Oksana Dyka chante toute sa partie avec une extrême aisance... c'est d'un timbre grinçant et agressif qui jamais ne s'adoucit ; aucun piano, pour une Aida, c'est plus que dommage, c'est une faute de casting qui nous gâche le duo final - entre autres. Duo dans lequel c'est Marcelo Alvarez qui surprend en étant le plus châtié et nuancé des deux ; après avoir commencé la soirée par un « Celeste Aida » en force et très segmenté, son Radamès tient la route et s'avère l'un des mieux chantants du plateau. Saluons aussi la ligne verdienne sûre de Luciana d'Intino (Amnéris), malgré un registre de poitrine désormais caverneux et totalement étranger au reste de la tessiture. Mais Murzaev, clamant sans style aucun son Amonasro ; Cigni, Roi trop éteint ; et Scandiuzzi, se reposant sur un timbre de plus en plus bâillé pour son Ramfis : au total, c'est bien peu de plaisirs vocaux à se mettre sous la dent, voire beaucoup de déplaisirs à accumuler.
Quitte à oser, pour troisième production de l'Opéra, une Aida résolument moderne et réflexive, et ce en l'année du bicentenaire de Verdi, il fallait la soigner dans le détail de son théâtre et de son propos, et lui réserver un plateau vocal à la hauteur de la partition. Rendez-vous longtemps attendu, et manqué.
C.C.
Lire aussi notre édition consacrée à Aida : L'ASO n° 268
et notre numéro consacré à Olivier Py : L'ASO n° 275
Luciana d'Intino (Amneris), Oksana Dyka (Aida) et Marcelo Alvarez (Radamès).
Photos : OnP / Elisa Haberer.