OEP336_1.jpg
Ivan Magri (Enrico), Dario Solari (Corrado), Gilda Fiume (Matilde).

 

La résurrection d'un grand Donizetti

Organisé par la très active Fondation Donizetti, le Gaetano Donizetti Bergamo Musica Festival propose depuis 2006 une programmation originale, qui permet de redécouvrir des œuvres peu connues mais souvent d'un intérêt majeur : ce sont cette année les rarissimes Maria de Rudenz et Il furioso all'isola di San Domingo qui sont présentés à un public assez cosmopolite, dans lequel se mêlent les abonnés du Teatro Donizetti et des passionnés venus des quatre coins de l'Europe. Si l'atmosphère est bon enfant et l'accueil réservé aux spectateurs chaleureux, rien n'est laissé au hasard par les organisateurs, que ce soit la conception du programme de salle, d'une richesse et d'une qualité exceptionnelles, la préparation de l'édition critique des partitions utilisées ou bien la réalisation musicale, que pourraient envier bien des maisons plus prestigieuses.

Le choix de Maria de Rudenz était un pari risqué : sa création au Teatro La Fenice de Venise en 1838 fut le fiasco le plus retentissant de la carrière du compositeur. L'œuvre, régulièrement jouée au XIXe siècle (c'était notamment l'un des rôles de prédilection de Giuseppina Strepponi), n'a jamais pu s'imposer dans la période récente, malgré quelques reprises notables, comme celle de 1980 réunissant Leo Nucci et Katia Ricciarelli sur les lieux de la création. La partition ne manque pourtant pas d'atouts : le rôle-titre permet à son interprète de déployer une infinie palette d'émotions, les parties de ténor et de baryton sont brillantes, et la scène finale, construite de façon insolite, permet une montée en puissance progressive de l'émotion inédite dans l'opéra romantique italien de l'époque. On a souvent attribué l'insuccès de la création à Salvadore Cammarano, le public vénitien ayant été déconcerté par le sujet, typique du romantisme « gothique » alors en vogue à Paris. Excessivement violent et sanguinolent, plus théâtral (au mauvais sens du terme) que dramatique, le scénario paraît au premier abord mal convenir au raffinement de la musique de Donizetti, dont le génie se déploie surtout dans la finesse de la peinture des sentiments.

C'est sans doute le constat de cette divergence entre la brutalité du livret et la subtilité de la musique qui a servi de point de départ au metteur en scène Francesco Bellotto, également directeur artistique du festival. L'intrigue est en effet présentée comme une succession de visions obsédantes, surgies des souvenirs d'un Corrado qui a sombré dans la folie après les meurtres des deux femmes qu'il a aimées, Maria et Matilde, et celui de son frère présumé, Enrico. Le procédé n'est pas nouveau, mais il permet de justifier de façon crédible les incohérences et les excès du scénario (Maria meurt deux fois sur scène, à la fin du deuxième et à celle du troisième acte !). La discontinuité dramatique trouve alors une explication psychologique et fait ainsi subtilement écho à cette « esthétique de la mélodie disjointe » brillamment analysée par le musicologue Anselm Gerhard dans le programme du spectacle. Le propos du metteur en scène est prolongé par l'ingénieux dispositif scénique imaginé par Angelo Sala, un enchevêtrement d'escaliers à la Piranèse entre lesquels viennent s'insérer, au gré de l'action, des panneaux figurant alternativement les murailles d'un couvent et celles du château des Rudenz. Des projections discrètes mais éloquentes permettent de superposer le passé et le présent : tout cela est en adéquation avec la dramaturgie du livret qui, comme celle du Trouvère, repose sur la présence obsédante d'un passé faisant office de destin implacable. On tient donc là une proposition réellement convaincante, même si une direction d'acteurs plus affûtée aurait sans doute permis de mieux faire ressortir la pertinence du concept. Notons toutefois à la décharge du metteur en scène que, victime d'un accident au cours des répétitions, l'interprète du rôle d'Enrico est contraint de chanter son rôle immobilisé dans une chaise roulante, ce qui modifie considérablement les rapports scéniques entre les personnages.

Musicalement, le pari est largement gagné et l'on sort du théâtre convaincu que Maria de Rudenz mérite amplement d'être tirée de l'oubli dans lequel elle est tombée. On sait que la créatrice du rôle de Maria, Caroline Ungher, était plus connue pour la force de ses incarnations que pour ses qualités de belcantiste, c'est ce qui a sans doute poussé la direction du festival à engager une habituée du rôle d'Abigaille, Maria Billeri. La cantatrice dispose d'un matériau vocal impressionnant, malgré un vibrato parfois excessif et certains aigus émis en force, et vient sans peine à bout des difficultés d'une partie où doivent se succéder, selon les mots de l'héroïne elle-même, « amor, vendetta, gelosia, furor » (II, 2). On regrettera toutefois que son interprétation soit trop uniformément véhémente pour rendre justice aux différentes facettes du personnage et mettre en lumière ses failles et sa fragilité. L'impression laissée par cette incarnation un rien monolithique est heureusement corrigée par une scène finale indiscutablement réussie, au cours de laquelle la chanteuse parvient à trouver un ton plus élégiaque et démontre sa parfaite maîtrise de la messa di voce. À ses côtés, le baryton uruguayen Dario Solari, qui a triomphé l'an passé dans Belisario, offre dans le rôle difficile de Corrado une prestation certes plus en retrait, mais au fond plus nuancée et touchante que celle de sa partenaire : même s'il aborde avec une prudence perceptible les mélismes de son redoutable air d'entrée, sa voix parfaitement timbrée, égale sur tous des registres et son jeu d'acteur saisissant confèrent une réelle noblesse au personnage, dont il sait faire ressortir la complexité. Contraint à une immobilité totale, le ténor Ivan Magrì réussit l'exploit considérable de faire passer toute la passion désespérée et la fébrilité d'Enrico, le frère et rival de Corrado, par la seule expressivité de son chant. Le timbre, qui a quelque chose de coupant, n'est peut-être pas le plus séduisant qui soit, mais la générosité du chant alliée à l'autorité du phrasé, la vaillance de la projection et la sûreté des aigus lui ont valu une belle ovation du public, et ce n'est que justice. Les seconds rôles sont remarquablement tenus, qu'il s'agisse de Gabriele Sagona, basse noble et bien chantante dans le rôle épisodique de Rambaldo, ou de la soprano Gilda Fiume, Matilde au timbre laiteux et aux accents délicats. Le chœur, homogène et nuancé, minutieusement préparé par Fabio Tartari, mérite une mention particulière.

Le grand triomphateur de la soirée a toutefois été le maestro concertatore Sebastiano Rolli, bruyamment acclamé par le public. Sa direction est précise, sûre, toujours attentive à maintenir la cohésion entre la fosse et le plateau, et il sait utiliser le rubato de façon adéquate. Mais ce jeune chef a bien plus à offrir aux amoureux de Donizetti qu'une impeccable maîtrise technique : il excelle aussi bien à trouver la pulsation des cabalettes et la tension des scènes dramatiques qu'à rendre la délicatesse de l'orchestration donizettienne, notamment dans le prélude du deuxième acte, avec son solo de clarinette basse si poétique. Le grand finale du premier acte (dont Donizetti réutilisera le largo au deuxième acte de Poliuto et au troisième acte des Martyrs) est conduit de façon exemplaire, avec un équilibre des tempi optimal : on ressent alors ce mélange subtil de puissance dramatique et d'élan jubilatoire si caractéristique des meilleures pages du compositeur bergamasque. Pour autant, l'orchestre ne cède jamais à la précipitation ou au brillant superficiel trop souvent de mise dans ce répertoire, même sous la baguette de chefs à la réputation solidement établie.

J.-F.C.


OEP336_2.jpg
Photos Belotti Photo Studio U.V.