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Malin Byström (la Comtesse), Nataliya Kovalova (Susanna).

Pour l’ouverture de cette nouvelle saison, le Grand Théâtre de Genève joue la carte de la sécurité en reprenant Les Noces de Figaro mises en scène par Guy Joosten pour la première fois en 1995 au Vlaamse Opera.

Le metteur en scène, qui a pris le soin de diriger lui-même cette reprise, place l’opéra de Mozart sous serre, sorte d’orangerie géante où évoluent en transparence et presque en huis clos les personnages. Cette immense structure s’étire vers le fond de la scène au cours de l’œuvre – déploiement de la perspective, symbole d’une distorsion temporelle de la journée ? –, pour finalement se délabrer au dernier acte, envahie par la végétation extérieure. Dès l’ouverture du rideau, le dispositif séduit visuellement par sa beauté et son efficacité théâtrale, dont témoignent la fluidité des entrées et sorties, la sobriété des accessoires et une ingéniosité scénique bienvenue lors des moments d’effervescence (le jeu du fauteuil entre le page et le Comte ; la fin de l’acte II avec le page enfermé dans le cabinet ; la scène des quiproquos nocturnes à la fin de l’acte IV). Cependant, ces belles qualités sont souvent entachées par une direction d’acteurs dont la fâcheuse tendance est d’alourdir cette action, pourtant la plus fine qui soit. A plusieurs reprises en effet, la frontière qui sépare la comédie légère de la farce semble franchie au détriment de la musique – surtout dans la première partie de la production. Ainsi, le duo venimeux entre Susanna et Marcellina, délicieux de perfidie, devient un crêpage de chignons en règle ; la chanson de Cherubino, supposée être une habile déclaration à la Comtesse, menace de tomber dans l’opérette en raison du badinage de celui-ci avec Susanna pendant l’air ; sans parler de la séduction un peu lourde du Comte qui frôle parfois la vulgarité dans ses rapports avec Susanna ou Barbarina. Jouant l’explicite plutôt que le sous-entendu, la mise en scène privilégie alors souvent l’effet comique immédiat (et un peu convenu) au détriment de l’alliage subtil trouvé par l’œuvre entre légèreté ironique de l’intrigue et sincérité des émotions.

En tout état de cause, il est difficile de reprocher à la distribution son manque d’implication, car tous s’engagent avec une énergie communicative au service de cette production – avec cependant un succès inégal selon les personnages. D’emblée le rôle-titre emporte l’adhésion, tant le Figaro de David Bizic séduit par son timbre chaleureux et son sens aigu des nuances, soutenu par une émission savamment maîtrisée. Et quel engagement théâtral ! Non seulement l’aspect comique du rôle est finement restitué sans jamais tomber dans la caricature, mais ce Figaro possède aussi cette dignité presque menaçante par rapport au Comte (sensible dans le très réussi « Se vuol ballare ») qui correspond si bien à l’esprit de l’œuvre. Malgré une interprétation dynamique et théâtralement très engagée (peut-être un peu trop parfois), la Susanna de Nataliya Kovalova peine à convaincre en raison d’une voix ample, riche et massive, très présente dans les ensembles – autant de qualités qu’on ne peut s’empêcher de trouver ici peu adaptées au chant mozartien. De même, malgré une voix aux inflexions caressantes et un beau timbre, la Comtesse de Malin Byström déçoit en raison d’un chant trop linéaire et peu à l’aise dans les aigus (le « morir » de son air d’entrée de l’acte II ; la montée lors de la reprise du « Dove sono »), qui nous fait passer à côté des deux grands airs des actes II et III – mais savourer les prestations de groupe où sa voix se marie harmonieusement au reste de l’ensemble. Pour sa part, Aris Argiris relève magistralement le défi en remplaçant à la dernière minute Bruno Taddia dans le rôle du Comte. Son chant habité, soutenu par un timbre à la noblesse séduisante (malgré quelques insuffisances dans les graves) varie les contrastes au gré de nuances bien distillées, instrument d’un jeu subtil partagé entre colère explosive, séduction caressante et contrition penaude, qui témoigne d’un sens inné du théâtre… en à peine vingt-quatre heures de préparation ! Maria Kataeva campe un Cherubino d’une belle tenue et présence vocales, au timbre riche – quoique manquant un peu de naturel et de sensualité à notre goût. La Barbarina d’Elisa Cenni est également au rendez-vous, surtout dans sa belle Cavatine de l’acte IV, où l’on apprécie la légèreté et la finesse de sa prestation. Le Bartolo malicieux de Christophoros Stamboglis est solide bienqu’un peu chevrotant dans son air « La vendetta ». Pour sa part, Marta Márquez est une Marcellina qui joue à fond la carte de la comédie, avec le risque parfois d’en faire trop. Si le Don Basilio de Raul Gimenez possède le timbre idéal pour le rôle, celui-ci est parfois gâché par une émission un peu forte et des accents trop appuyés. Saluons enfin le chœur de l’opéra de Genève dirigé par Ching-Lien Wu pour sa belle cohésion, sensible dans l’équilibre des voix et la tension qui accompagne chacune de ses apparitions sur le plateau (ainsi la menace cachée sous les chœurs soi-disant légers des actes I et III, où l’on sent passer comme le souffle de la révolution à venir).

L’Orchestre de la Suisse Romande a le mérite de rendre hommage à la légèreté mozartienne par la finesse et une certaine transparence du tissu orchestral – malgré quelques imprécisions (manque de justesse et de fluidité lors de l’Ouverture ; flous lors de certaines transitions ; interventions inégales des vents, notamment les cors). Certains beaux moments comme le « Voi che sapete » de Cherubino ou le Fandango de l’acte III font d’ailleurs regretter que l’ensemble n’ait pas partout la même tenue. Mais le problème vient surtout de la direction bien sage de Stefan Soltesz, dont le manque de tonus se révèle dans un choix de tempos particulièrement lents ainsi qu’un geste mettant peu en exergue les contrastes de la partition (manque d’intensité des fortissimos).

Peut-être qu’en transmettant une partie du trop-plein d’exubérance de la scène à la fosse, la « folle journée » genevoise aurait pu être davantage qu’un moment de (très) bonne humeur…

T.S.

Lire aussi notre édition des Noces de Figaro : ASO n° 135-136


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Nataliya Kovalova (Susanna), Christophoros Stamboglis (Bartolo), Marta Márquez (Marcellina), David Bizic (Figaro). Photos GTG / Vincent Lepresle.