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Patrizia Ciofi (Lucia) et Vittorio Grigolo (Edgardo).

 

Belle soirée pour l’ouverture de saison de l’Opéra de Paris : si la production de Lucia di Lammermoor est une reprise, elle n’en constitue pas moins l’un des plus beaux plateaux vocaux qu’on y ait entendus depuis longtemps, et un spectacle au théâtre intense, stimulant la flamme interprétative de ses acteurs-chanteurs.

Désormais si bien éprouvée qu’elle ne heurte plus personne (elle fut créée en 1995), la production d’Andrei Serban conserve ses défauts – sa propension à déclencher, hors de propos, les sourires du public quand il assiste aux fantaisies acrobatiques requises des interprètes ou à l’évanouissement de Lucia amené comme un gag… –, mais aussi sa vraie force. Cette salle d’armes (décor de William Dudley) qui sent la sueur et le sang, scrutée par un public de bourgeois corsetés, voyeurs et distants (Serban résout ainsi la place problématique des chœurs de « commentaire » d’une action avant tout intimiste), encombrée d’équipements sportifs (barres, cheval d’arçon, cordes, anneaux…) qui deviendront, au fur et à mesure de leur prolifération irrationnelle, lieux de l’errance mentale de Lucia et outils de torture de deux destins broyés, est un cadre-carcan imparable, d’une violence sourde et glacée, pour le drame donizettien.

Le chef italien Maurizio Benini conduit la partition de Donizetti dans une optique sans temps mort, fouettant des tempi fébriles pour servir le drame – quelques décalages, opacités du contrepoint orchestral et équilibres parfois trop sonores côté fosse, trouveront sans doute leur résolution au long des 12 représentations prévues. Sous sa baguette, l’orchestre de l’Opéra se distingue notamment par des soli superbes (la flûte et le hautbois de Lucia, le violoncelle d’Edgardo) dont la fusion de couleur et de phrasé avec les voix témoignent d’une préparation musicale de haut rang.

Et quelles voix ! C’est toujours bon signe quand une représentation de Lucia commence par un excellent Normanno : c’est le cas avec celui d’Eric Huchet, idiomatique et de beau chant – autant que finement dessiné comme personnage, c’est encore plus rare ! Pas en reste, l’Alisa de Cornelia Oncioiu qui peaufine le détail d’une distribution homogène. Le timbre nasal et le chant plus scolaire d’Alfredo Nigro servent finalement Arturo tout en le desservant… et Orlin Anastassov confère à Raimondo son instrument de bronze noir, pas toujours très italien mais de grande prestance. Quant au trio de protagonistes, c’est un régal. L’Enrico mordant et terrible de Ludovic Tézier trouve même, ici, des moments théâtraux plus intenses qu’à son ordinaire, et fait entendre tout ce que Verdi a su lire dans ce Donizetti déjà amoureux des barytons. L’Edgardo solaire (de chant), déchirant (de jeu) et sexy (de silhouette) de Vittorio Grigolo – « il Pavarottino », comme on l’a surnommé – possède une séduction ravageuse, seulement grevée par un sens de la nuance qui se traduit souvent par des sons presque détimbrés – mais selon un instinct musical aussi raffiné que son slancio est testostéroné…

Patrizia Ciofi, enfin, est une Lucia inoubliable. La technicienne sait jouer avec ses graves et son bas-medium trop minces, sans jamais les forcer mais en les ombrant a volo, et déploie dans tout le reste de la partition un chant sidérant de style (précision des fioritures, justesse des arpèges, sons filés…), d’aisance (aigus et suraigus dardés dans la rondeur), de complétude (une diction de bout en bout impeccable), de théâtre enfin : son visage mobile, son timbre unique et lunaire – si bien apparié au voile de la flûte – qu’elle colore subtilement, son corps jouant de la scénographie proposée comme d’un fabuleux outil expressif, méritent amplement la standing ovation que le public lui a, au soir de la première, spontanément offert.

Cela faisait longtemps qu’on n’avait pas ressenti – qui plus est à Bastille – l’émotion qui vous étreint quand le spectacle vous absorbe en lui, en son action et en ses émotions, et qu’on se prend à vibrer d’empathie pour la souffrance du personnage qui chante sa douleur, là, devant, sur la scène… Lucia-Ciofi et Edgardo-Grigolo nous ont ainsi happés. Souhaitons que cette soirée augure de la saison à venir !

C.C.

Lire aussi notre édition de Lucia di Lammermoor : ASO n° 233


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Patrizia Ciofi (Lucia) et Ludovic Tézier (Enrico).
Photos OnP / Mihaela Marin.