Allison Cook (la Duchesse).
Créé à peine deux ans après la mort de Margaret Campbell, duchesse d'Argyll (1912-1993), dont il évoque la vie sulfureuse sur un mode tantôt badin, tantôt grave, l'opéra Powder Her Face (1995) de Thomas Adès peut donner lieu à bien des outrances. Tout en effet gravite ici autour des pulsions sexuelles de la « dirty Duchess » qui se livre même avec un garçon d'étage à une scène de fellation qui a beaucoup contribué au retentissement de l'œuvre. Si, en reprenant la production donnée en février dernier par le New York City Opera, le Festival d'opéra de Québec précise que le spectacle s'adresse à un « public averti » et présente des « scènes explicites », il faut savoir que la provocation est ici absente. On a fait grand bruit dans la presse de la présence sur scène d'une douzaine d'hommes complètement nus dans cette fameuse scène de fellation. Déambulant de la façon la plus naturelle qui soit et sagement regroupés sur les côtés du plateau, ces figurants n'ont à vrai dire rien d'affriolant dans leur attitude et montrent bien plutôt leur caractère interchangeable dans l'esprit d'une Duchesse incapable de faire la différence entre ses innombrables partenaires sexuels. Cela étant dit, il faut souligner le soin extrême avec lequel le metteur en scène Jay Scheib a réglé un spectacle qui s'apparente à plusieurs moments à une véritable chorégraphie et dans lequel la présence obsédante des images vidéo en direct insiste à juste titre sur l'importance capitale des médias dans l'Angleterre des années 50 et 60. Traqués par les caméras jusque dans les toilettes où ils inhalent de la cocaïne et se livrent à leurs violentes étreintes, les personnages ne peuvent rien cacher de leur intimité. Grâce aux projections sur un immense écran à l'avant-scène et à de simples panneaux qui montent ou descendent, les changements de décors – toujours liés à des sauts dans le temps – se font de façon fluide ; sans connaître déjà le livret, il est toutefois impossible de savoir précisément à quelle époque se déroule chacun des tableaux.
À la tête de dix-huit musiciens recrutés au Québec, notamment parmi les Violons du Roy, Jonathan Stockhammer prend un plaisir manifeste à diriger une partition truffée de références multiples, de Weill à Stravinsky en passant par le jazz et la chanson des années 30. Il sait également donner tout leur poids aux tableaux dramatiques du second acte, lorsque le plaisir et l'insouciance cèdent le pas à la désillusion puis à la déchéance. La distribution, identique à celle de New York, est dominée par la Duchesse d'Allison Cook, remarquable chanteuse qui traduit bien l'obsession névrotique de son personnage pour une sexualité compulsive, mais qui se révèle encore plus troublante lorsque vient le moment de l'amertume. En dépit d'un registre grave quasi inaudible, le ténor William Ferguson est excellent dans les rôles de l'électricien, du garçon d'étage et du salonnard. En femme de chambre, confidente et journaliste, la soprano Nili Riemer est à l'aise dans les passages suraigus qui annoncent quelque peu le rôle d'Ariel dans The Tempest (2004), le chef-d'œuvre d'Adès présenté l'an dernier au Festival d'opéra de Québec. La basse Matt Boehler, tour à tour duc, juge et directeur d'hôtel, compose habilement avec la tessiture incroyablement étendue de ses différents rôles. Parmi les figurants, une mention spéciale doit être accordée au serveur de Jon Morris, hypnotisant dans ses incroyables mouvements acrobatiques et son extraordinaire aisance scénique. Le choix du splendide Théâtre Capitole, qui date de 1903, convient bien à cette histoire d'aristocrates étalant sans complexe leur luxe à la face du monde ; regrettons cependant le bruit de la ventilation, assez gênant par moments.
Félicitons l'audace du Festival qui a osé présenter cette production fort réussie, tout en précisant que ce type de sujet, voisin de celui de l'opéra Anna Nicole (2011) du britannique Mark-Anthony Turnage, manque de substance. Premier essai d'un compositeur brillantissime, Powder Her Face est loin de posséder l'épaisseur psychologique et les ressorts dramatiques de la Lulu de Berg, qui présente un portrait autrement plus puissant de femme fatale.
L.B.
William Ferguson (le Salonnard), Nili Riemer (la Confidente) et AllisonCook (la Duchesse). Photos Louise Leblanc.