Profitant du fameux bicentenaire, le Hollandais volant est revenu à Orange après 26 ans d’absence, marquant aussi le retour de Wagner dans une programmation qui l’a tenu éloigné de l’auguste mur depuis le Ring de 1988, et d’un répertoire allemand oublié des lieux – Elektra date de 1991, La Flûte de 2002 – au profit des plus « populaires » opéras français et italiens. Désolante politique du plus facile, assurément. Alors que Tristan, Walkyrie, Lohengrin et Parsifal firent les –plus que – beaux soirs des Chorégies des années 70, on réalise un peu tard que le public d’Orange ne peut assurer aujourd’hui le remplissage de deux soirées du Hollandais, justifiant même qu’on en annule une ! Même si les Chorégies ont produit pour ce retour un honnête spectacle, on est resté loin de ces spectacles des années 70-80, entrés dans la légende wagnérienne et qui ont marqué les lieux de façon indélébile.
L’atout majeur, cette fois, était pour nous la direction d’orchestre confiée à Mikko Frank dont le récent Tristan parisien – avec le même Philharmonique de Radio-France – avait été un événement remarqué. Et effectivement, dès la première attaque des cuivres, on a su que la leçon orchestrale serait encore de premier plan. Ouverture nerveuse, ample, aux contours très dessinés, mettant en relief les sonorités d’un orchestre aux bois séduisants, aux cors majuscules, dans un ensemble emporté autant que détaillé, ce Wagner-là, plus près d’un Jeune Romantisme que du Grand Wagner, s’est montré immédiatement convaincant. Mais l’ensemble n’a pas tout à fait tenu ces promesses, Mikko Frank étant en fait bien plus inspiré dans le Wagner profond que dans les réminiscences de l’opéra du temps, qu’il traite de façon plus appuyée, plus réaliste, marquant ainsi des ruptures de style plus accentuées que de besoin. Mais assurément, pour cette version dite à finale « tristanesque », mais en acte unique, l’orchestre a magistralement répondu à la battue large et tendue, les chœurs des Opéras de Région et de Marseille, quasi surdimensionnés et assez imposants, côté masculin surtout, ont donné une part magnifique de la soirée. Quelques décalages, en particulier au moment des sorties (accentués pour les places latérales, par le simple jeu des distances physiques à l’oreille de l’auditeur), ont montré un rien de préparation insuffisante.
Alléchante sur le papier, la distribution n’a pas tenu toutes ses promesses : si l’on a été ravi de constater qu’en Erik, Endrik Wottrich a retrouvé une santé vocale que l’abus de rôles trop lourds avait fait décliner voici quelques années, si le Pilote de Steve Davislim présentait tout le charme et le naturel nécessaires, si Stephen Milling composait un Daland d’ampleur et de poids réel – mais sans s’y inscrire de façon inoubliable –, tous trois passant la rampe orchestrale sans problème, on avoue avoir été déçu par les prestations des deux protagonistes principaux qui ont peiné à se montrer à la hauteur de leur rôle – de leur ambitus vocal surtout –, mais aussi incapables de se hisser aux cimes d’émotion qu’on attend d’eux, en solo comme dans leur magistral duo. D’Egils Silins, un récent récital (Wagner en Suisse, Sony) donne de son Hollandais un Monologue de l’acte I assez impérieux, offrant une voix profonde, insolente même, qui renvoie à l’immense Theo Adam pour le caractère coléreux donné au personnage. Ici, il n’en reste rien : la voix, bien tenue, au grave un peu raccourci, peine à se faire entendre au-dessus d’un orchestre pourtant attentif. Plus qu’une large ligne continue, ce sont des bouffées de son – pour lesquelles le temps, magnifique, n’a apporté aucune perturbation – qui portaient tantôt une voix ample, tantôt un instrument apparemment trop lointain, incapable de la nécessaire projection – sauf à se retrouver, au finale, dans les hauteurs, sur le Rocher-Vaisseau, où la voix semble porter enfin à l’aise. La caractérisation s’en est aussitôt ressentie. De même pour la Senta d’Ann Petersen, Isolde splendide dans la petite salle de l’Opéra de Lyon voici deux ans, mais ici audible seulement en fonction de sa position sur l’immense plateau si peu propice à la projection de sa voix : première strophe de la Ballade trop faible, seconde partie plus à l’échelle du lieu. Même problématique pour les duos avec Erik puis avec le Hollandais. Le personnage lui aussi peine à s’investir dans ce qui semble plus la voix d’une Agathe, d’une Elsa, que de celle qui hantait Wagner quand il composait Senta, la Schröder-Devrient. Mais tant qu’on y disposera l’orchestre sur l’« orchestra » romain, empêchant tout renvoi de son par sa surface libre, Orange réclamera, imposera des formats « wagnériens » pour ses chanteurs. Mais là encore, on s’interroge sur la position géographique du critique, trop basse et trop latérale pour juger vraiment d’un son qui, on le sait, est ici meilleur au centre de ce gigantesque amphithéâtre.
Reste la mise en scène de Charles Roubaud, c’est-à-dire un jeu de projections habile, pas toujours heureux (les façades de briques d’entrepôts du XIXe siècle), plus évocateur avec le frissonnement de la mer battant les rochers d’un quai construit au pied du fameux Mur, où une étrave de Vaisseau – épave métallique et tête de mort tout à la fois – s’inscrit au gré de la lumière, mais jeu qu’il n’est pas parvenu à habiter d’une tension, d’une concentration qui marquent l’esprit. Acte I bien tenu pour ses masses chorales, acte II plus occupé à remplir la scène qu’à y créer de vrais rapports psychologiques, acte III à nouveau bien chorégraphié mais s’achevant sur un ressac trop bref laissant à nu le corps d’une Senta qui s’y est mal noyée : peu lisible, sans grandeur, sans vertige du Mythe ou d’autres façons de l’éclairer aujourd’hui. Une fois de plus, la largeur de l’espace a imposé ses conditions redoutables, et la direction d’acteurs n’est guère sortie de la convention, participant à cette impression d’absence de dimension que laissaient les protagonistes trop perdus dans l’espace sans s’y imposer. On sait Charles Roubaud capable de beaucoup mieux. Le « Vaisseau » l’a laissé ici un peu trop fantomatique.
P.F.